Vins des Alpilles : l’énergie de la roche

Vins des Alpilles : l’énergie de la roche

On peut s’y promener des heures sans croiser personne. Comme la montagne d’Ayers Rock en Australie, les Alpilles ont quelque chose de mystérieux et de magnétique, elles murmurent dans le vent, vous appellent et donnent envie de se perdre le long de leurs falaises et sur leurs crêtes, d’où l’on aperçoit au loin la Camargue. Ici plus qu’ailleurs, la vigne se mêle à la végétation. Surtout, elle possède le pouvoir de capter les parfums de la nature, la pruine cireuse et poudreuse qui recouvre la peau des raisins fixant toutes les molécules qui flottent dans l’air, provenant de la garrigue, de l’olivier, du figuier et du fenouil sauvage. Lorsque l’on boit les vins des meilleurs vignerons de la région, on a le sentiment d’avoir en bouche une photographie du lieu, avec ses cyprès que le mistral fait onduler et sa lumière hypnotique, celle-là même que Van Gogh s’était acharné à restituer sur ses 150 toiles peintes à Saint-Rémy-de-Provence entre 1889 et 1890. Il y a trente ans, les Alpilles étaient un Saint-Tropez sans la mer: toutes les stars du showbiz y avaient leur villa. Aujourd’hui que la mode est passée, il reste l’essentiel : des vignerons passionnés qui façonnent quelques-uns des plus beaux vins de Méditerranée.Vins des Alpilles : l’énergie de la roche Vins des Alpilles : l’énergie de la roche

Dominique Hauvette : l'héroïne du Far West

C’est la grande dame des Alpilles, un personnage hors du commun et l’une des meilleures vigneronnes de France. Quand elle a commencé, il y a trente ans, elle devait se battre pour survivre. Aujourd’hui, on ne peut avoir ses vins que sur allocation. Tous les matins, c’est le même rituel: avant même de prendre son thé, elle sort de son mobile home, contemple les Alpilles, va parler à ses 46 chevaux, fait trente minutes de yoga, et écoute le « Stabat Mater » de Pergolèse. Dominique est une mystique à l’état sauvage, comme Rimbaud. Née à Val-d’Isère, elle avait d’abord appris à skier au côté de son ami Jean-Claude Killy, avant de devenir elle-même monitrice. En 1980, elle découvre la Provence, s’y sent bien, et décide d’y rester. Pour vivre, elle se fait peintre en bâtiment. Son père achète un mas près de Saint-Rémy-de-Provence, avec 2 hectares de vignes. Dominique accepte de s’en occuper et produit son premier vin en 1989. C’est le coup de foudre. La terre lui parle: «À Val-d’Isère, j’étais nourrie par le minéral. Ici, dans les Alpilles, je ressens l’énergie de la roche.» Car pour elle, qui a étudié la physique quantique et le rapport entre la matière et la lumière, tout est énergie dans l’Univers. De la terre à la plante et de la plante à l’homme, l’énergie s’écoule et passe par le vin.

Le sien donne l’impression de circuler, avec un milieu de bouche charnu et lumineux. En le buvant, on sent toute la fraîcheur naturelle du raisin qui a stocké en lui les parfums des autres végétaux. Car c’est pour elle une certitude: «Les plantes communiquent entre elles et se nourrissent mutuellement.» Dominique Hauvette passe son temps à observer la nature et ses cycles et s’est très tôt convertie à la biodynamie : « Mes vignes sont plus fortes que celles de mes voisins, et je n’ai jamais de mildiou. Pourquoi? Parce que je vais les voir tous les jours, et j’anticipe l’apparition des maladies au bon moment, en pulvérisant, s’il le faut, des tisanes de sauge et d’ortie.»

Diplômée d’œnologie de la faculté de Montpellier, elle n’est pas pour autant du genre à laisser ses vins naturels et peu chargés en soufre se transformer en vinaigres nauséabonds (comme ce fut longtemps le cas dans certains bistrots parisiens à la mode!). Très rigoureuse, elle connaît parfaitement les interactions entre les levures, les bactéries et les minéraux, toute cette mystérieuse alchimie du vivant à l’œuvre au cours de la fermentation, qu’il faut savoir maîtriser dans la cave pour éviter d’obtenir des vins qui sentent l’écurie. Pour exalter la pureté du fruit et l’intensité du minéral, Hauvette a aussi été l’une des premières à abandonner les fûts de chêne (qui selon elle maquillent les vins) et à avoir recours aux œufs en ciment naturel (sans résidus chimiques), véritables amphores géantes construites selon le nombre d’or et l’équilibre du yin (calcaire) et du yang (silice). Dans son chai bâti avec la pierre du pont du Gard, Hauvette élève ainsi tous ses vins dans 28 œufs, comme une mère poule...

Vins des Alpilles : l’énergie de la roche

Riche et iodé, son blanc possède des notes d’agrumes et de fenouil (40 euros). Son rosé plein de force à base de cinsault peut se garder quinze ans (25 euros). Son rouge cuvée Cornaline possède la finesse épicée des plus grands vins de Bourgogne (34 euros). Confidentielle, sa cuvée Compendium, à base de raisins passerillés, est un sublime vin de méditation (70 euros).

Domaine de Trévallon : l'artiste

Dans les classements des cent plus grands vins rouges du monde figurent toujours ceux de Trévallon, qui appartiennent ainsi depuis quarante ans à la légende des Alpilles. Le créateur de ce domaine paradisiaque où tout est beau et harmonieux, du jardin au chais en pas- sant par l’étiquette des bouteilles, est Éloi Dürrbach. Au départ, pourtant, rien ne prédestinait cet étudiant aux beaux-arts de Paris à devenir l’un des plus célèbres vigne- rons de France. Ses parents étaient des artistes proches de Giono, Picasso et Albert Gleizes.

Dans l’atmosphère du Saint-Germain-des-Prés d’après 1968, Éloi porte des cheveux longs, milite contre la société de consommation et rêve de partir vivre en Provence, contre l’avis de son père, qui ne supporte pas l’idée que son fils arrête ses études. En 1973, il décide de faire du vin ici, à Saint-Étienne-du-Grès, dans le lieu-dit de Trévallon, sur le versant nord des Alpilles. Il n’a pas un sou, range ses bouteilles dans un clapier, et se heurte au préjugé de l’époque selon lequel les vins de Provence n’ont aucune noblesse... En étudiant d’anciens livres d’agronomie, Éloi découvre que le très méconnu terroir des Alpilles est potentiellement de très grande qualité, et qu’en plantant du cabernet-sauvignon (cépage roi de Bordeaux) et de la syrah en quantités égales, on peut y produire de superbes vins structurés et veloutés... Bingo !

On s'arrache ses bouteilles partout dans le monde

Depuis son premier millésime de 1976, sa formule n’a pas changé, et plus que jamais, on s’arrache ses bouteilles partout dans le monde (même aux États-Unis, malgré la taxe Trump de 25%)... « Faire du vin, c’est facile, nous dit ce gentilhomme provençal et bon vivant, qui semble n’avoir jamais connu l’angoisse, le plus dur est d’avoir de beaux raisins.» Pour lui, plus que la technique, c’est la sensibilité qui prime : Dominique Hauvette se souvient ainsi d’avoir pleuré en voyant Éloi Dürrbach caresser ses vignes... Celles-ci sont cultivées en bio depuis le commencement et forment une multitude de parcelles immergées dans la garrigue où paissent des brebis, ce qui lui fait dire qu’à Trévallon «il y a plus de nature que de culture». On ne se lasse pas de humer et de mâcher ces vins rouges délicieux et gourmands qui exhalent des notes de mûre sauvage (70 euros). Plus rare (8000 bouteilles seulement), le blanc a été créé après des années de tâtonnement. Quelle profondeur! À l’aveugle, on croit déguster un grand bourgogne (90 euros).

Mais Trévallon, c’est aussi une histoire de famille, puisque son père, René Dürrbach, né en 1910, a dessiné une quarantaine d’étiquettes pour les bouteilles du domaine dans l’esprit cubiste qui était le sien. Depuis quelques années, Éloi a passé le relais à sa fille Ostiane et à son fils Antoine, d’une grande sensibilité, qui a appris le vin en Afrique du Sud avant de revenir à Trévallon. «Notre père, qui a tracé son chemin tout seul, nous a transmis sa force, fondée sur la confiance en soi et dans le vivant, nous dit Ostiane. Nous, nous plantons les vignes pour les générations futures.»

Le Mas de la Dame : l’ancêtre

En 1889, Van Gogh découvre ce site d’une beauté cosmique et peint sur le vif le Mas de la Dame émergeant au milieu des cyprès tordus par le mistral. Cet antique domaine existait déjà du temps de Nostradamus (né à Saint-Rémy-de-Provence en 1503), qui le mentionne dans une de ses prédictions annonçant la fin du monde : « La mer recouvrira la terre et s’arrêtera à la stèle du Mas de la Dame. » Depuis 1995, cette terre généreuse est cultivée par deux sœurs, Caroline Missoffe et Anne Poniatowski, qui, dans une autre vie, étaient journalistes (à « Vogue » et « Challenges »). « Les Parisiennes », comme on les surnommait ici, sont devenues avec le temps d’authentiques Provençales, puisque la première est aujourd’hui présidente de l’AOP Les Baux-de-Provence (qui regroupe 11 domaines, dont 10 certifiés en agriculture biologique) et que la seconde a été élue maire des Baux-de-Provence en mars 2020...

Au départ, les sœurs novices ont été aidées par le vigneron de Cornas Jean-Luc Colombo, qui leur a appris les fondamentaux du vin. Aujourd’hui, elles ont trouvé leur style, solaire et épicé. « Entre le sud et le nord des Alpilles, il y a 4 degrés d’écart ! nous dit Caroline. On craint la canicule et le manque d’eau. » Mais le mistral nettoie les vignes, c’est une terre bénie des dieux, propice à la viticulture biologique. Certifié bio depuis 2003, le Mas de la Dame est surtout le plus ancien domaine des Alpilles. C’est Robert Faye, le grand-père d’Anne et de Caroline, qui l’avait développé et rendu célèbre après 1945, en synergie avec le mythique restaurant L’Oustau de Baumanière qui fit connaître ses vins.

La Stèle (10 euros), à base de rolle et de roussanne, est un joli blanc d’été, vif et frais, aux notes d’anis et de romarin, idéal pour accompagner un bar grillé à l’aïoli. Le rosé du Mas (9,20 euros), pressé lentement, est nerveux et rond, avec un goût de fraise. Délicieux sur une tarte à la tomate. Le Coin caché (23 euros) est la cuvée la plus intéressante, un rouge issu de vieilles vignes de grenache plantées sur une parcelle lumineuse nichée au milieu des rochers. On sent le porto et la cerise confite. À servir avec un gigot des Alpilles !  masdeladame.com.

René Milan : le surdoué

Né en 1990, c’est le nouveau Zidane des Alpilles. Après avoir voulu être footballeur, René Milan s’oriente à 19 ans vers l’hôtellerie, et découvre l’œno- logie qui le fascine. Il travaille pour le château Romanin, le célèbre domaine des Baux-de-Provence. En 2016, son père l’aide à planter quelques hectares de vignes à proximité de celles de Dominique Hauvette, qu’il admire. Suivant ses conseils, il adopte les principes de la biodynamie: bouse de vache dans des cornes enfouies sous la terre, au printemps, afin d’inciter les racines des vignes à aller chercher leur nourriture en profondeur, décoctions de prêle et de camo- mille afin de les aider à lutter contre le stress dû à la canicule... « Le résultat a été foudroyant: mes vignes sont plus résistantes aux maladies!» Mais René Milan est allé plus loin. Grâce à l’agronome italien Marco Simonit, il a appris à tailler la vigne: «En France, la taille est faite comme une mutilation, alors que c’est l’acte le plus important de la viticulture. Une bonne taille permet à la sève de bien circuler. La plante gagne ainsi en vigueur. » Ses vignes aérées ressemblent à des chandeliers, avec des grappes non collées les unes aux autres.

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Résultat: le vin est plus concentré, plus riche, plus savoureux ! Sans le sou, et à défaut d’avoir un chai, il élève ses nectars dans son garage. Tellement frais et délicieux que Jean-André Charial, propriétaire de L’Oustau de Baumanière, lui a commandé pour son restaurant trois étoiles au « Michelin » une cuvée spéciale de vin blanc à la fraîcheur de pamplemousse. Son rouge à base de grenache, cinsault, syrah, mourvèdre et merlot est étin- celant. Quant à son rosé, salin et croquant, c’est une gourmandise. 15 euros la bouteille dans les trois couleurs.

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