Musique : le maloya, par et pour les femmes
« Je balance et dis haut et fort ce que je pense, notamment de la place de la femme dans notre société certes matrifocale mais ô combien machiste, de la place de la femme dans l’industrie musicale trustée dans mon île par quelques réseaux bien concentriques et égocentrés. » Dans le texte de présentation de son concert au Point Ephémère dans le cadre du festival « Les Femmes s’en mêlent », fin octobre à Paris, Maya Kamaty ne mâche pas ses mots. Et sur scène, l’artiste de 36 ans, vêtue d’une veste dorée sur un haut à demi-transparent, rappelle, s’il en était encore besoin, que cette tenue n’est en aucun cas une invitation à quoi que ce soit.
Celle qui enchaîne avec un grand naturel hip-hop, électropop sous influences indiennes et chanson nourrie au maloya est l’une des artistes les plus en vue de la Réunion. Fille de Gilbert Pounia, leader du groupe Ziskakan qui, dans les années 1980, contribua au « revivalisme » de cette musique héritée de l’esclavage, Maya Kamaty ne compte pas se laisser enfermer dans une case. « Ce n’est parce que je viens de la Réunion que je fais du maloya, même s’il y en a dans ma musique car c’est mon sang, mes racines. On est déjà sur une île, on ne va pas aussi s’enfermer dans la musique », dit-elle quand nous la retrouvons sur le site du Sakifo Musik Festival, dimanche 12 décembre à Saint-Pierre (sud), alors qu’elle s’apprête à présenter sur scène son prochain EP, Sovaz.
Après les albums Santié Papang (2014) et Pandiyé (2019), ce nouveau projet est celui d’une femme qui a été « confrontée à des remarques, des critiques, des questionnements », mais qui a « grandi » et n’a « plus peur », explique-t-elle : « Quand j’ai commencé, je ne me suis pas posé la question d’être une femme, qui plus est racisée. Pour moi, la musique c’était un grand monde fabuleux, le pays des Bisounours, même si mon père m’avait mise en garde contre certains travers. On a des papillons dans le ventre quand on commence, puis on est confronté à des comportements qui font qu’on se repositionne, comme ce programmateur qui vous regarde et vous dit : “Ah si j’avais dix ans de moins…” C’est un peu de tout ça dont je parle dans Sovaz. »
En témoigne le premier single, Alibi, dans lequel Maya Kamaty appelle à se libérer des relations toxiques et à ne pas se conformer à ce que les autres attendent de vous. « A trop chercher leur approbation, tu te perds. Soit tu pètes un plomb, soit tu te libères. Pour cet EP, j’ai voulu plus de spontanéité, de lâcher-prise, un langage cru et brut. Je ne suis pas là pour faire “sois belle et tais-toi” », conclut celle dont le QG familial du Zinzin, un restaurant-cabaret situé à Grand-Bois, donne sur le « Sud sauvage », une région réputée pour ses coulées de lave qui fendent le paysage du piton de la Fournaise jusqu’à l’océan Indien… mais aussi pour la beauté de ses femmes, bien représentées parmi les lauréates du concours Miss Réunion.
« Surtout pas du roulèr, car les jambes sont écartées »
Le sont-elles aussi dans la musique ? Si, comme l’écrit le chercheur Carpanin Marimoutou dans L’Univers du maloya : histoire, ethnographie, littérature (co-écrit avec Guillaume Samson et Benjamin Lagarde, 2008, épuisé), « la mère est le symbole et la gardienne de la mémoire, de la filiation, de la transmission », le rôle des femmes dans les groupes traditionnels a longtemps été cantonné à celui de choristes ou de danseuses. Elles pouvaient éventuellement jouer du triangle ou du kayamb, mais « surtout pas du roulèr », ce gros tambour sur lequel on s’assoit, « car les jambes sont écartées », observe Maya Kamaty.
« Quand le maloya était interdit [dans les années 1960 et au début des années 1970, du fait de sa proximité avec le Parti communiste réunionnais], c’était vraiment une musique réservée aux hommes, car ça se jouait en cachette », confirme Nadège Nagès, chargée de production au Pôle régional des musiques actuelles (PRMA) : « Les femmes sont arrivées plus tard, avec des choses très fortes à revendiquer, sur la condition féminine mais pas seulement. » Et de citer Françoise Guimbert, dont le premier 45-tours est sorti dès 1978, puis, bien plus tard, Nathalie Natiembé et Christine Salem.
Cette dernière a commencé le maloya dans les années 1990. « Adolescente, j’étais un vrai garçon manqué. J’ai fait partie d’une équipe de foot pendant dix ans. J’étais tellement rebelle, je me suis imposée », confie-t-elle en se rallumant une cigarette. Née en 1971 dans une famille de sportifs et de comptables du quartier populaire des Camélias, à Saint-Denis (nord), elle a découvert le maloya à l’âge de 8 ans, dans la rue. « On traînait en bas de l’immeuble, on se rassemblait, on organisait des bœufs… A l’époque, hormis Françoise Guimbert, il n’y avait pas de femmes qui chantaient du maloya en tant que leader. Mais si je m’y suis mise, c’est surtout parce que j’en avais assez d’entendre des gens, notamment des politiques, dire que ce n’était pas de la musique, que ce n’était pas exportable. » Depuis, Christine Salem a prouvé le contraire, jouant son blues-maloya sur les scènes de nombreux pays.
Dans son septième album, Mersi, paru en janvier 2021, elle consacre une magnifique chanson, Tyinbo, aux violences conjugales. « Tu l’appelles ma chérie / Elle embellit et bénit ta vie / A l’heure où tu ne la comprends plus / Tu lui arraches sa vie », chante-t-elle de sa voix grave, presque masculine. Pour celle qui a travaillé dans l’accompagnement social de jeunes adultes avant de se consacrer pleinement à la musique, ces violences sont le fruit de l’éducation. « A la Réunion, quand on élève un garçon, on le surnomme “mon petit coq”, note-t-elle. Ça fait référence aux combats de coqs, ils n’ont pas le droit de pleurer, de montrer leurs émotions. Donc ça finit par sortir d’une autre manière, à travers les gestes. »
Trois fois plus de violences conjugales qu’en métropole
Selon une enquête réalisée par l’Institut national d’études démographiques (INED) en 2018, 15 % des femmes vivant en couple se déclarent victimes de violences conjugales à la Réunion, soit trois fois plus qu’en France métropolitaine. Des chiffres qui ont également interpellé le duo Bonbon Vodou, formé par la percussionniste Oriane Lacaille et le guitariste Jérémie Boucris alias « JereM », tous deux basés dans l’Hexagone. Dans leur deuxième album, Cimetière créole, paru en septembre, ils abordent ce thème sur le morceau De colère, dont le clip a été « marrainé » par l’association Figures de femmes totem d’outre-mer. « De furie il a commis l’homme / L’acte de peu de fierté, menaçant / Violent, celle qu’il nomme sa moitié », chantent-ils dans leur poésie douce et bousculée, teintée, comme il se doit, de maloya.
Si Jérémie Boucris a des origines tunisiennes – auxquelles il rend hommage à travers l’utilisation d’un saz bricolé à partir d’un petit bidon d’huile –, Oriane Lacaille est, elle, la fille de René Lacaille, musicien réunionnais qui forma avec Alain Péters et d’autres le célèbre groupe des Caméléons, dans les années 1970, et qu’elle a accompagné en tournée dès l’âge de 13 ans. Sur le plan musical, elle se souvient : « Enfant, je constatais qu’il y avait peu de femmes dans les groupes qui venaient de la Réunion, alors quand certaines jouaient des percussions, ça m’attirait beaucoup. Dans la génération de mon père, les femmes ne faisaient pas de musique. Mes oncles jouaient dans des bals, mes tantes restaient à la maison. Ça va beaucoup mieux aujourd’hui, ça bouge, mais c’est vrai que les femmes restent trop rares sur scène. » Au Sakifo Musik Festival, cette année, elles représentaient environ un tiers des artistes programmés.
Musique réunionnaise héritée de l’esclavage, le maloya a été banni de l’espace public dans les années 1960, avant d’être réhabilité en 1981 et même inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2009. Quarante ans après sa « libération », et alors que l’île française commémore le 20 décembre les 173 ans de l’abolition de l’esclavage, cette musique est plus vivante que jamais, que ce soit dans sa forme traditionnelle ou à travers de multiples fusions avec des genres venus d’ailleurs. A l’occasion du Marché des musiques de l’océan Indien (Iomma) et du Sakifo Musik Festival, deux événements qui se sont succédé à Saint-Pierre (sud) du 6 au 12 décembre, Le Monde est allé à la rencontre des artistes de différentes générations qui se transmettent le flambeau de cette tradition et la renouvellent sans cesse.
Fabien Mollon(Saint-Pierre, La Réunion, envoyé spécial)
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