Le créneau de la mode musulmane

Début janvier, la nouvelle est tombée, tonitruante, via une campagne de pub: la marque Dolce & Gabbana lance une ligne de hijabs et d'abayas. Le couple Domenico Dolce et Stefano Gabbana, plutôt connu pour son imagerie catho sexy, ses femmes façon veuves siciliennes hot à grosses croix, aurait-il viré sa cuti religieuse ? La vérité est sans doute bien plus concrète et opportuniste. Car la mode musulmane est un marché porteur: selon l'agence de presse Reuters, en 2013, les musulmans ont dépensé 266 milliards de dollars en habillement. Ce chiffre pourrait atteindre 484 milliards de dollars d'ici à 2019.Le créneau de la mode musulmane Le créneau de la mode musulmane

Pour Frédéric Godart, sociologue et chercheur (1), cette population constitue une «nouvelle cible pour des marques de luxe qui stagnent de plus en plus et sont en manque de relais de croissance. Le marché se contracte et est très concurrentiel». L'enjeu selon lui: survivre, en «trouvant de nouvelles personnes à qui vendre». Toutefois, pour ce spécialiste des industries de la création, on s'est beaucoup focalisé en France sur le cas de Dolce & Gabbana et sur la mode dite «musulmane», qui renvoie aux débats enflammés sur la laïcité propres à l'Hexagone, mais cette tendance s'inscrit dans un mouvement plus vaste entamé dès 2007 et appelé «modest fashion» ou «mode pudique ».

«Cette tendance est d'abord apparue chez les chrétiens évangéliques aux Etats-Unis, puis chez les juifs hassidiques, avec des marques comme Mimu Maxi lancée à Brooklyn par Mimi Hecht et Mushky Notik, deux belles-sœurs juives orthodoxes, rappelle-t-il. Ce n'est qu'ensuite que le mouvement a été repris par des start-ups à destination des musulmans, puis par de grosses marques.» Passage au crible de quatre cas de figure emblématiques de cette nouvelle opération séduction.

Dolce & Abaya

Traditionnellement catholique, la marque Dolce & Gabbana, basée à Milan, a dévoilé en janvier une collection «Abaya» composée de hijabs (le foulard classique) et d'abayas (tenues longues portées par-dessus les robes et pantalons). Les pièces – quatorze silhouettes au total – sont de couleurs sobres, arborent des motifs fleuris (marguerites, roses) et des broderies délicates comme les Italiens savent les faire. C'est la première fois que la griffe de prêt-à-porter de luxe produit une collection «musulmane friendly» vendue en Europe et dans les pays du Moyen-Orient: dans un communiqué, elle rappelle que «les musulmans représentent 22 % de la population mondiale, et leurs exigences vestimentaires sont trop souvent délaissées par les grandes maisons de couture et de prêt-à-porter européennes».

Shelina Janmohamed (2), vice-présidente de l'agence de conseil en communication Ogilvy Noor, basée à Londres et spécialiste du marché musulman, y voit certes un signe d'ouverture mais souligne que Dolce & Gabbana cible là «une petite partie de la population au Moyen-Orient. Leur offre est une variante de ce qui existe déjà plus qu'une véritable innovation dans la mode musulmane, ce que beaucoup de femmes au Moyen-Orient ont fait remarquer». La collection Abaya a été saluée dans le monde musulman, avec tout de même une critique récurrente: le modèle engagé pour incarner la campagne est de type caucasien.

Dans son communiqué, la maison italienne préfère évoquer son goût pour l'orientalisme que le making-of de cette campagne test. La collection Abaya s'inspire ainsi d'«une rêverie à travers les dunes du désert et les cieux du Moyen-Orient : une histoire de vision enchanteresse autour de la grâce et de la beauté des merveilleuses femmes d'Arabie»… La collection capsule a choqué une frange des féministes françaises. «Deux courants s'opposent chez les féministes, constate le sociologue Frédéric Godart. Certaines pensent que les femmes sont libres de faire ce qu'elles veulent, et donc de se voiler si elles le souhaitent. D'autres considèrent que cacher le corps et/ou la tête revient à se plier à une injonction du patriarcat. Mais ces deux visions se sont déjà affrontées autour du talon aiguille par exemple, entre celles qui estimaient qu'il relevait du pouvoir de la femme d'en porter ou non, et celles qui envisageaient cette chaussure comme un instrument d'"objectification" de la femme.»

Le cas Uniqlo

La firme japonaise s’est elle aussi engouffrée dans le créneau de l’habillement des femmes musulmanes. En juillet 2015, la marque choisit la styliste et blogueuse anglo-japonaise et musulmane Hana Tajima pour lancer une collection spéciale vendue en boutique à Singapour et en ligne. A 29 ans, la jeune femme bénéficie déjà d’une certaine popularité: très active sur son blog, elle a aussi fondé sa propre marque, Maysaa.

Le créneau de la mode musulmane

«L'annonce de cette contribution a tout de suite été virale sur Internet», se souvient Reina Lewis (3), professeure d'études culturelles au London College of Fashion (Université des Arts de Londres). Pour l'enseignante et chercheuse, «Internet a permis à une clientèle insatisfaite de l'offre existante de se procurer des produits, mais aussi à une communauté de se développer». Pour autant, l'annonce de la collaboration de Tajima et du géant japonais s'est faite en marchant sur des œufs, sans jamais mentionner l'islam ou la religion en général.

Dans ses communiqués, Uniqlo a mis en avant le «confort» de pièces faites pour la «détente». Des pantalons amples, de longues jupes, des blouses fluides, mais aussi des abayas, et des hijabs. De quoi, selon la marque, plaire aux clients «conservateurs» et compléter la «garde-robe des fashionistas aux goûts actuels». Et surtout, satisfaire des femmes croyantes plutôt jeunes, sans avoir l'air de ne s'adresser qu'à elles. Frédéric Godart voit dans cette communication «un certain art de l'euphémisme. Je pense que l'objectif est de ne pas se fermer à d'autres consommateurs potentiels. Car si l'on regarde bien, hormis les hijabs, beaucoup de pièces de cette "mode pudique" peuvent correspondre aux trois grandes religions».

Hana Tajima explique pour sa part avoir voulu «questionner la notion de beauté : pendant longtemps, c'est une vision hypersexualisée qui a régné dans les médias et l'industrie de la mode. Il était important pour moi de donner voix à une autre manière de voir les choses». Quid de la place de la religion dans son travail? La jeune femme préfère souligner sa volonté de «capter et de retransmettre des sentiments, des sensations, que quiconque peut ressentir qu'importe son âge, ses origines ou sa religion». Seule contrainte à ses yeux: utiliser des matières respirantes et des petites ouvertures cachées pour permettre à l'air de circuler, le corps étant souvent recouvert.

Pour le reste, pas de cahier des charges inspiré de textes religieux, assure-t-elle, car «chaque femme a sa propre définition de la pudeur. Toutes ne couvrent pas leur tête par exemple». Hana Tajima concède quelques lignes directrices: des manches trois-quarts ou plus, et des ourlets au niveau des chevilles. «Je ne pense pas que la mode et la spiritualité soient deux forces opposées, dit-elle. Mais quand il s'agit de mode et de tendances grand public, c'est sûr qu'il devient difficile de concilier les deux, à cause d'un manque de diversité.» Le discours a séduit: fin février, la collection printemps-été dessinée par Hana Tajima a fait son arrivée en magasin et cette fois, les produits seront en vente aux Etats-Unis, en ligne et dans le navire amiral new-yorkais de la marque, sur la Cinquième avenue.

H&M et l’argument de la diversité

La marque a joué finement la carte de l'ouverture, l'an dernier. Le géant suédois s'est bien gardé de produire une collection dédiée aux musulmanes afin d'éviter d'être jugé «segmentant» par l'industrie de l'habillement grand public. A l'instar de McDonald qui clame «Venez comme vous êtes», H&M a plutôt valorisé la diversité de ses clients et notamment des jeunes femmes modernes et voilées. Dans Close The Loop, campagne dédiée au recyclage de vêtements, on croise des skateurs et des handicapés, des rockers et des bourgeois, des anonymes et des stars telles qu'Iggy Pop, un mannequin grande taille… et une jeune femme coiffée d'un hijab. Et la vraie star du film publicitaire, ce fut finalement cette inconnue, prénommée Mariah Idrissi.

Âgée de 24 ans, cette Anglaise d'origine pakistanaise et marocaine vient d'ouvrir un salon d'esthétique à Londres. Si elle a joué les mannequins pour H&M, c'est pour représenter cette nouvelle génération que l'on nomme «hijabistas» ou «mipsterz», deux néologismes pour caser les hipsters férues de mode et non moins voilées. Son visage a fait le tour du globe, car H&M n'avait encore jamais mis en avant une musulmane voilée dans une campagne internationale. Mais le géant de la fast-fashion a ciblé là une communauté d'esprit plutôt que la femme musulmane. La professeure Reina Lewis : «Close The Loop était centrée sur la diversité et c'est, je crois, la première fois que la religion apparaît ainsi dans ce contexte, aux côtés d'autres communautés. Pas seulement la religion musulmane : le spot mettait également en scène un blogueur sikh, ce qui a aussi fait grand bruit au Royaume-Uni.»

H&M précise d'ailleurs que Mariah Idrissi n'est pas l'une de ses égéries mais un visage parmi d'autres. «Nous nous adressons à tout le monde, en étant le plus démocratique possible», martèle un porte-parole de la marque suédoise, qui ne pouvait rêver meilleur buzz. Que Reina Lewis analyse comme suit: «Beaucoup de gens se sentent ignorés par la mode, que ce soit par les marques ou par la presse spécialisée. C'est encore plus marqué chez les femmes : la majorité d'entre elles ne s'y reconnaissent pas. La vitesse à laquelle la nouvelle de la participation de Mariah Idrissi à cette campagne s'est répandue atteste l'appétit des musulmanes de se voir représentées.»

Mango, Hilfilger, Dkny… objectif ramadan

DKNY figure parmi les premiers à s’être lancés sur le marché. Dès juillet 2014, la marque new-yorkaise (créée par Donna Karan et propriété du groupe LVMH) propose une collection capsule d’une douzaine de pièces dessinées par la créatrice basée à Dubaï Tamara Al Gabbani et la styliste et journaliste de mode koweïtienne Yalda Golsharifi, qui ont aussi joué les modèles pour la campagne afférente. Du noir, du blanc, du jaune ocre, quelques motifs fleuris mais sobres caractérisent cette ligne conçue pour le ramadan et ses événements festifs, comme le sahur, ou «repas de l’aube».

Dans le sillage de DKNY, le site britannique de vente en ligne Net-a-porter lance, à son tour, en mai 2015, sa collection pour l'occasion. Quelques semaines plus tard, Mango annonce l'arrivée dans le monde arabe (tant en Iran qu'au Maroc et aux émirats) d'une ligne baptisée «L'invitée idéale», faite d'«alternatives créatives et sophistiquées à l'abaya traditionnelle et aux tchadors». La firme espagnole dispose d'un département de collections spéciales chargé d'adapter son offre aux différentes zones géographiques dans lesquelles se situent ses quelque 2 700 boutiques. C'est ensuite Tommy Hilfiger qui a embrayé, ce même été 2015, avec là aussi une douzaine de pièces, tout de vert émeraude, de noir et de blanc, commercialisées au Moyen-Orient pour le ramadan. « Les grandes marques s'adaptent en discutant avec les distributeurs locaux, notamment pour savoir ce qui, dans les collections, peut plaire aux acheteurs du secteur, explique Frédéric Godart. Par exemple, la couleur verte est très présente dans les échoppes en Arabie saoudite, pas sur les marchés occidentaux.»

Le mois de jeûne serait-il en train de devenir un rendez-vous de consommation ? Cela fait peu de doute pour Reina Lewis : «Avec une population jeune et croissante, ces consommateurs constituent désormais un véritable segment pour l'industrie florissante du marketing musulman, qui jusque-là se concentrait plutôt sur la finance et l'alimentaire, pointe la chercheuse londonienne. Désormais, il faut compter avec la mode et le lifestyle, des secteurs de niche jusque-là ignorés, en particulier en Europe.»

Pour elle, «le ramadan est même considéré par certains professionnels du marketing comme un rendez-vous similaire à Noël : un moment pour acheter». Une évolution anticipée dès 2012 par le cabinet d'analyses londonien Euromonitor International. Cités par le New York Times, ces spécialistes prédisaient déjà une montée en puissance d'un business autour du ramadan. Ilse Thomele, analyste au sein du cabinet, estimait même qu'on pouvait s'attendre «à l'apparition probable d'un consommateur typique du ramadan, semblable à celui de Noël».— V. B.

(1) Frédéric Godart, auteur de Sociologie de la mode, édition La Découverte, 2010. (2) Elle est l'auteure d'un récit-témoignage Love in a Headscarf sur sa vie de femme anglaise et musulmane. (3) Professeure d'études culturelles au London College of Fashion (université des Arts de Londres). Elle est l'auteure de Muslim Fashion paru en 2015 et inédit en France.

Des blogueuses influentes

La visibilité croissante de la jeune génération musulmane doit beaucoup à Internet et aux réseaux sociaux. C'est aux Etats-Unis que l'on trouve les blogs les plus suivis. Iman Ali, étudiante dans une université du Michigan, a distillé sur The Hijablog des looks colorés et ou elle mêlait pièces de créateurs et grand public. Elle a aujourd'hui fermé le site et migré sur Instagram où elle s'affiche sans hijab. «L'élégant et le religieux ne sont pas en opposition binaire – ils peuvent très bien coexister, constatait-elle dans nos pages en 2013. […] Avant, le hijab était coordonné aux coiffures et à des survêtements multi-couches en matière synthétique, à manches longues, souvent dans des tons criards. Aujourd'hui, les femmes osent se démarquer. Des Egyptiennes portent du Zara ou du Mango comme n'importe qui, mais les couplent avec des pièces plus larges ou plus couvertes. Le style des foulards lui-même a changé dans le bon sens. Avant, le hijab définissait votre tenue, maintenant il est considéré comme un accessoire. Il a gagné en élégance. » Noor Tagouri, 22 ans, journaliste américaine d'origine lybienne, est un exemple type d' «empowerment» à la musulmane. Très active sur YouTube où elle diffuse ses reportages à plus de 15 000 abonnés et sur Instagram qu'elle réserve à son allure et à la mode (près de 100 000 abonnés), la jeune femme de 22 ans n'a qu'une ambition: présenter un jour les informations sur une chaîne américaine, coiffée de son hijab. Les tutos de l'Anglaise Amena sont suivis par 310 000 abonnés. La Néerlandaise Ruba Zai compte 569 000 followers sur son Instagram mode et lifestyle. En France, peu de blogueuses sont sur ce créneau.

Le site Hijab in the city, qui mixait sujets de société et échos de la mode musulmane, est aujourd'hui inactif. Reina Lewis relève l'importance de ces blogs qui véhiculent une image plus subtile de la féminité musulmane : « Depuis le 11 Septembre et les autres attentats qui ont suivi, les images de musulmans dans la presse sont souvent anxiogènes, associées à la notion de danger. On ne voit jamais de photos de femmes voilées pour illustrer des sujets mode. En parallèle, de plus en plus de jeunes femmes ont commencé à revisiter le hijab. Quelque part, la mode musulmane vient répondre à ces deux problématiques, combler quelque chose. Il faut aussi souligner que toutes les musulmanes ne se couvrent pas de la même manière, ni pour les mêmes raisons. Pour certaines, c'est un acte politique d'affirmation, de fierté. » — M. O.

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