Que retenir de l’année 2021 en BD ? La sélection du « Monde »
Les journalistes du « Monde » qui écrivent sur la bande dessinée ont élaboré une sélection de leurs albums préférés parmi ceux parus au cours de l’année 2021. Une liste de 25 titres qu’il n’est pas interdit d’envisager offrir à l’occasion des fêtes de fin d’année.
Le choix d’Alexis Duval
« René. e aux bois dormants », d’Elene Usdin
L’un des albums les plus déroutants et les plus beaux de l’année, l’histoire d’un petit garçon hypersensible qui a perdu son lapin en peluche. Qu’on ne s’y trompe pas : sous des atours enfantins se cache une fantasmagorie esthétique et politique dont les méandres ne sont pas sans évoquer Alice au pays des merveilles. Le voyage auquel invite Elene Usdin est une rêverie éveillée, teintée de progressisme écologique et social, qui aborde la transidentité par le biais de la transgression et la transcendance. Le dessin, d’une vertigineuse beauté, est pour beaucoup dans l’immense réussite de cette œuvre en tout point originale.
« René. e aux bois dormants », d’Elene Usdin, Sarbacane, 272 p., 32 euros.
Les choix d’Adrien Le Gal
« Hong Kong, cité déchue », de Kwong-Shing Lau
Le récit est glaçant et absolument indispensable : Kwong-Shing Lau, élevé au Japon, doit rentrer en Chine lorsque son père perd son travail. Victime, pendant des années, du racisme de ses camarades et de ses professeurs, il déménage à Hongkong, havre de tolérance, d’ouverture et de démocratie. Jusqu’à ce qu’en 2019, la répression de Pékin ne s’abatte sur la cité. Au-delà d’un graphisme parfaitement maîtrisé, entre le manga et le roman graphique, l’album bouleverse par la réalité qu’il décrit : celle d’un peuple progressivement privé de toutes ses libertés et plongé dans une dictature orwellienne, high-tech et implacable.
« Hong Kong, cité déchue », de Kwong-Shing Lau, Rue de l’Echiquier, 192 p., 24,90 €
« Un visage familier », de Michael DeForge
Et si, à l’instar de nos smartphones, l’univers nous imposait régulièrement des mises à jour, dans le but d’optimiser notre expérience humaine contre notre gré ? Quotidiennement, nous découvririons un nouveau corps, un nouvel appartement, de nouveaux voisins, un nouvel itinéraire pour se rendre au travail… Et en cas de célibat brutal, nous pourrions commander un colocataire, certes onéreux, mais choisi avec rigueur par un ordinateur pour répondre précisément à nos besoins. Face à ce système absurde et faussement à l’écoute, reste-t-il une place pour l’amour, la haine, la révolte ? Sans répondre à la question, Michael DeForge livre une dystopie angoissante et jubilatoire, servie par un graphisme sous acide.
« Un visage familier », de Michael DeForge, Atrabile, 176 p., 17 €
Le choix de Brune Mauger
« Des vivants », de Raphaël Meltz, Louise Moaty et Simon Roussin
Qui se souvient du réseau du Musée de l’homme ? Ces ethnologues font pourtant partie des tout premiers résistants de la France occupée. En juin 1940, ils décident d’entrer dans la clandestinité et seront vite rejoints par des religieuses, une femme de garagiste, un avocat ou encore un colonel à la retraite. Ensemble, ils créent un journal et organisent des évacuations de prisonniers, des passages vers l’Angleterre ou la zone libre, tout en étant étroitement surveillés par la Gestapo et ses supplétifs. Ce récit ultraréaliste est celui d’un roman graphique original, qui se fonde sur un sérieux travail d’archives : lettres, procès-verbaux d’enquêtes, entretiens téléphoniques, journaux ont été épluchés par Raphaël Meltz et Louise Moaty. Le dessinateur Simon Roussin a su restituer l’atmosphère pesante et angoissante de l’époque et redonner vie, avec élégance, à ces hommes et ces femmes peu à peu tombés dans l’oubli.
« Des vivants », de Raphaël Meltz, Louise Moaty et Simon Roussin, Editions 2024, 259 p., 29 €
Les choix de Cédric Pietralunga
« Alicia, prima ballerina assoluta », d’Eileen Hofer et Mayalen Goust
Elle était l’étoile de Castro. Décédée en 2019, à l’âge de 98 ans, Alicia Alonso fut une légende vivante pour les Cubains. Destinée à une carrière internationale classique – son interprétation dans Giselle fit sa renommée –, la jeune danseuse vit son destin bouleversé par la révolution castriste. Désireux d’éduquer le peuple, le nouveau pouvoir fit de la ballerine et de sa compagnie, le Ballet Nacional de Cuba, un instrument de propagande. Alicia Alonso ne s’en laissa pas compter, profitant de l’appui des Castro pour bâtir un empire sur l’île et former des générations de danseurs à la technique enviée. Même une cécité précoce n’empêcha pas l’étoile de danser et de poursuivre son œuvre.
Pour conter cette destinée hors norme, la cinéaste suisse Eileen Hofer, déjà autrice en 2015 d’un documentaire sur Alicia Alonso (Horizontes), a eu la bonne idée de faire se croiser deux époques et deux destins : d’un côté l’ascension de la prima ballerina assoluta dans la période d’après-guerre, de l’autre les efforts d’une jeune danseuse qui rêve d’imiter son idole dans La Havane d’aujourd’hui. Un moyen habile de mêler considérations politiques et esthétiques. Au-delà de l’intérêt historique, l’album séduit aussi par le dessin tout en douceur de l’autrice jeunesse Mayalen Goust (Les Colombes du Roi-Soleil, Kamarades). Certaines planches sont de véritables tableaux.
« Alicia, prima ballerina assoluta », d’Eileen Hofer et Mayalen Goust, Rue de Sèvres, 144 p., 20 €.
« Blanc autour », de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert
Ne pas se fier au dessin poétique de Stéphane Fert. L’histoire méconnue mais véridique que raconte Blanc autour – quel titre ! – est tragique. Nous sommes en 1832, à Canterbury, dans le Connecticut abolitionniste. Institutrice dans une école de jeunes filles, Prudence Crandall accueille pour la première fois une élève noire dans sa classe. Mais l’initiative met en émoi la petite ville blanche. Un an plus tôt, une révolte menée dans le Sud par un esclave lettré appelé Nat Turner a traumatisé l’Amérique. Donner de l’instruction aux Noirs est dangereux, estiment depuis les notables locaux, qui réclament le départ de l’enfant. Mais il n’en est pas question pour l’institutrice, qui décide, en réaction à l’hostilité, de réserver son école aux jeunes filles afro-américaines.
Habilement mené, le scénario de Wilfrid Lupano embarque le lecteur dans le combat de Prudence Crandall pour le droit à l’instruction. Et il rappelle que les plus grands changements commencent souvent par de petites graines plantées ça et là dans une salle de classe.
« Blanc autour », de Wilfrid Lupano et Stéphane Fert, Dargaud, 144 p., 19,99 €.
« Marathon », de Nicolas Debon
C’est l’histoire d’une course. Celle du marathon des Jeux olympiques de 1928 à Amsterdam. Encore éprouvées par la boucherie de la Grande Guerre, les plus grandes nations y ont envoyé leurs meilleurs athlètes. Il y a là les Américains, « les mieux soignés, les mieux chaussés, les mieux nourris », les Anglais, l’équipe « la plus solide des Jeux », mais aussi les Japonais, « des athlètes déterminés et redoutables », les Italiens « de Mussolini », les Allemands « exclus des Jeux depuis l’armistice »… Et puis, il y a la France, avec son équipe hétéroclite et son « petit Arabe », Boughéra El Ouafi, ouvrier chez Renault Billancourt dans le civil et que personne ne voit aller très loin. Deux heures, trente-deux minutes et cinquante-sept secondes plus tard, c’est pourtant lui, « le petit mécano qu’on ne remarquait pas », l’enfant d’Ouled Djellal (Algérie), qui franchit en premier la ligne d’arrivée de l’Olympisch Stadion. Une surprise. Un triomphe.
Pour faire revivre cette histoire chassée de nos mémoires, Nicolas Debon a pris le parti de plonger son lecteur au cœur de la course. Page après page, on suit les athlètes au fil des kilomètres, on souffre avec eux dans le vent des polders, on s’enflamme quand ils remontent des concurrents, on s’inquiète quand ils approchent du « mur » des 30 kilomètres… On ne sait rien de ce qu’il s’est passé avant la course. On ne saura rien de ce qu’il s’est passé ensuite. Mais l’histoire tient en haleine jusqu’à la fin, servie par un dessin aux couleurs sépia, qui plonge le lecteur dans l’atmosphère de l’époque. L’album se termine par quelques pages documentaires, utiles pour ceux qui veulent (re) découvrir l’histoire d’El Ouafi, l’« athlète oublié », qui fut exclu par la Fédération française d’athlétisme deux ans après son exploit olympique et mourut dans l’indifférence en 1959.
« Marathon », de Nicolas Debon, Dargaud, 128 p., 19,99 €
« Mademoiselle Baudelaire », de Yslaire
Le 200e anniversaire de la naissance de Charles Baudelaire, fêté le 9 avril, a donné lieu à la publication de nombreux ouvrages. Celui que lui consacre le Belge Yslaire sort indéniablement du lot. Par son parti pris, d’abord. Plutôt que de s’en tenir à une biographie classique, l’auteur de la série des Sambre a décidé d’évoquer le poète à travers sa relation avec Jeanne Duval, une mulâtresse créole aimée autant que maudite.
Surnommée « la Vénus noire », on ne sait quasiment rien d’elle. Seuls quelques portraits dessinés par Baudelaire, des lettres où il parle d’elle à sa mère attestent de son existence. Pourtant, la muse accompagna le sulfureux dandy tout au long de sa vie, fuyant avec lui les usuriers, partageant la syphilis qui finira par tuer le poète, à seulement 49 ans. Jeanne Duval inspira plusieurs poèmes des Fleurs du mal, dont le fameux Serpent qui danse, reflet de la fascination de Baudelaire pour sa terrible maîtresse.
Pour retracer cette destinée hors du commun, Yslaire dit lui-même être entré dans « un état second », laissant son pinceau et ses crayons le guider. Une transe qui donne à son dessin un relâché jamais atteint. Par instants, l’auteur semble fouailler le papier comme le poète les mots. Certaines cases sont à peine esquissées, d’autres saturées de hachures. Le sexe y est aussi omniprésent, à l’image des vers du poète maudit. On sort comme fourbu de la lecture de cet imposant ouvrage – 160 pages –, mais avec le sentiment d’avoir rencontré une œuvre et un auteur.
« Mademoiselle Baudelaire », de Yslaire, Dupuis, 160 p., 26 €
« Asphalt Blues », de Jaouen Salaün
Ils se sont aimés, déchirés puis retrouvés. Marqué par une enfance où il fut placé en famille d’accueil, Mick a du mal à trouver sa place dans ce monde qui se détruit. Son indécision pèse sur Nina, qui veut avancer et n’en peut plus de l’attendre. Alors, chacun part de son côté, avant de se recroiser, treize ans plus tard… Mais peut-on tout recommencer ? Aimer et rester libre en même temps ? Plus que le scénario, somme toute assez classique, c’est le graphisme développé par Jaouen Salaün, dessinateur passé par les Beaux-Arts de Nîmes et l’Ecole Emile-Cohl de Lyon, qui séduit dans ce volumineux album. Cadrage, découpage, lumière, couleurs, tout y est d’une cinématographie parfaite. Quand la palette graphique est maîtrisée à ce point, c’est un régal.
« Asphalt Blues », de Jaouen Salaün, Les Humanoïdes associés, 208 p., 24 euros.
« 47 cordes », de Timothé Le Boucher
Et dire qu’il n’a que 33 ans. Auteur du déjà très remarqué Ces jours qui disparaissent (Glénat, 2017), Timothé Le Boucher élève encore un peu plus son niveau, avec cette histoire fantastique de séduction-répulsion entre une cantatrice métamorphe qui n’aime pas qu’on lui résiste et un jeune harpiste asocial en mal de reconnaissance. Dérangeant, troublant mais aussi diablement séduisant, l’album n’est pas sans rappeler l’univers du Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick, notamment dans ses scènes orgiaques. Habile synthèse de style franco-belge et de manga, le dessin se déploie en majesté sur près de 400 pages, sans laisser une seconde de répit au lecteur.
« 47 cordes », de Timothé Le Boucher, Glénat, 384 p., 25 €.
Les choix de Frédéric Potet
« Du bruit dans le ciel », de David Prudhomme
Tout le monde n’a pas eu la chance de grandir à Grangeroux, lieu-dit des environs de Châteauroux, devenu un quartier périurbain fourni en ronds-points et pavillons. David Prudhomme, si. Le dessinateur a doublé l’exercice toujours délicat de l’autobiographie d’un examen quasi sociologique de son environnement d’origine, situé à une encâblure d’une ancienne base militaire de l’OTAN.
Entre 1951 et 1967, quelque 8 000 soldats de l’US Army ont vécu sur place, transformant Châteauroux en un petit coin d’Amérique. Les soldats partis, l’aéroport de la base allait alors devenir l’objet d’étonnantes convoitises. Des cargos venus d’Irak y décolleront pour acheminer des armes de guerre ; des prototypes de l’aviation civile (Concorde, A380…) s’y entraîneront, au prix d’un barouf d’enfer ; un consortium d’entreprises chinoises, enfin, lorgnera sur le site dans l’idée d’installer des unités d’assemblage.
Truffé de portraits de gens du cru, notamment les deux grands-pères de l’auteur et un original à chapeau surnommé le « shérif », Du bruit dans le ciel raconte la France périphérique de ces quarante dernières années, confrontée à la mondialisation et à des enjeux qui la dépassent. Pétri de générosité, l’album fait converger l’intime et le global. La douceur d’une mine de plomb ne fait que renforcer l’empathie.
« Du bruit dans le ciel », de David Prudhomme, Futuropolis, 208 p., 25 €
« Ecoute, jolie Marcia », de Marcello Quintanilha
Chroniqueur implacable de la société brésilienne, Marcello Quintanilha (Tungstène, Talc de verre) livre un nouveau récit mêlant truculence et gravité, sa marque de fabrique. Son héroïne, Marcia, infirmière dans un hôpital de Rio de Janeiro, se trouve confrontée à un gang de quartier avec lequel fricote imprudemment sa fille Jaqueline, jeune femme désinvolte à la langue bien pendue. Aux scènes pittoresques de la vie dans une favela, l’auteur annexe une construction dramatique sur le thème de la violence quotidienne, à travers les agissements d’une milice armée censée protéger les habitants. On rit, on pleure à la lecture de cet épatant objet graphique, enluminé de couleurs carnavalesques qui accentuent le hiatus entre comédie et tragédie.
« Ecoute, jolie Marcia », de Marcello Quintanilha, traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec, Çà et là, 120 p., 20 euros.
« #J’accuse… ! », de Jean Dytar
Et si l’affaire Dreyfus se déroulait aujourd’hui ? Quel traitement en feraient les médias actuels – réseaux sociaux, chaînes d’information en continu et autres ? Jean Dytar offre une plongée aussi anachronique que vertigineuse dans la crise qui fractura la société française à la fin du XIXe siècle et au début du suivant. Objet hors-norme de 300 pages en format italien, #J’accuse… ! reprend, à la lettre, les écrits et les paroles les plus symptomatiques de l’affaire, dans une mise en scène composée de tweets, de « like », de hashtags, d’interviews, de fake news, de pétitions en ligne, de débats en direct – le tout dessiné dans le style de l’époque, à grand renfort de hachures.
Le cortège de haine et de violence ayant sévi entre la condamnation du capitaine Dreyfus (1894) et sa libération (1899) renvoie à l’emballement médiatique qui s’empare de certaines affaires contemporaines, l’hystérie en prime. Une grosse dizaine d’heures est nécessaire à la lecture de cet épatant documentaire graphique, que vient enrichir un prolongement numérique, fait de notices biographiques et de fac-similés des sources citées.
« #J’accuse… ! », de Jean Dytar, Delcourt, 312 p., 29,95 €
« Un été », d’Alessandro Tota
Si la bande dessinée emprunte souvent au cinéma, on dira d’Alessandro Tota qu’il a fondu et enchaîné deux pans éloignés de l’humour burlesque au grand écran : celui de la comédie à l’italienne des années 1950 et celui du déjanté Very Bad Trip (2009). C’est en effet dans un bien mauvais « trip » que se trouve embarqué Claudio après qu’il a répondu aux avances de la jeune Myrtille, croisée dans un parc de Bari bien connu des toxicos de la capitale des Pouilles. Le garçon a rompu avec ses potes punk et marginaux pour frayer avec l’entourage de sa copine, des réacs pervers et hygiénistes qui ne le portent guère dans leur cœur. La confrontation impromptue de deux mondes que tout sépare va tourner à la virée sauvage, sur fond de champignons hallucinogènes et de lutte des classes. Une étonnante aquarelle rouge accentue le caractère givré de cette truculente étude de caractères.
« Un été », d’Alessandro Tota, traduit de l’italien par Pierre-Jean Brachet, Cornélius, 184 p., 22,50 €
« Sur la piste », de Henry McCausland
On sait, depuis Winsor McCay (1867-1934), que la bande dessinée offre des potentialités narratives infinies. Pour son premier album, le peintre et illustrateur britannique Henry McCausland fait allégeance au créateur de Little Nemo pour retranscrire des rêves – les siens, sans doute – avec une liberté formelle absolue. A l’inverse de McCay dont les planches jouaient beaucoup sur la verticalité, McCausland a opté pour l’horizontalité, en l’occurrence celle d’une piste d’athlétisme sinueuse et sans fin sur laquelle se hâte un groupe de jeunes coureurs. Chacun est mû par un but singulier : retrouver des chats perdus, envoyer un cerf-volant sur la Lune, créer un système d’entraide, cajoler un poncho magique… On aimerait en raconter davantage sur ce marathon onirique et décousu aux allures de séance de psychanalyse. « Vous pensez que les rêves ont un sens ? », demande l’un de ces runners de l’inconscient. Non, pas plus que ce bel exercice surréaliste truffé d’inventions graphiques qui empruntent autant aux gaufriers de Chris Ware qu’aux chronophotographies d’Etienne-Jules Marey.
« Sur la piste », de Henry McCausland, traduit de l’anglais par Renaud Cerqueux, Presque Lune, 96 p., 22 €.
« Le Tambour de la Moskova », de Simon Spruyt
Contournant, à raison, la gageure qui aurait consisté à adapter Guerre et Paix en bande dessinée, l’illustrateur belge Simon Spruyt s’est focalisé sur un personnage secondaire du chef-d’œuvre de Léon Tolstoï (1828-1910) : le tambour français Vincent Bosse, un conscrit de 20 ans, embarqué malgré lui dans la campagne de Russie de 1812.
En retrait des combats en raison de sa gueule d’ange, le jeune ingénu va toutefois se trouver aux premières loges de la grande déroute napoléonienne, de la prise de Moscou à la retraite vers Smolensk. Resté vivre à Borodino, où il a fondé une famille, celui qui habite désormais une datcha et le corps rabougri d’un vieillard rejoue le grand récit de sa jeunesse à un visiteur intrigué par cette épopée, dont le dessinateur parvient à reconstituer le souffle épique.
Servi par une aquarelle lumineuse au grain épais d’où émerge le visage blafard du héros, son roman graphique ravive la plume de Tolstoï, tout en évoquant Candide de Voltaire ou Little Big Man d’Arthur Penn. Une invitation à méditer sur l’innocence en temps de guerre, un récit de survie à hauteur de second couteau.
« Le Tambour de la Moskova », de Simon Spruyt, traduit du néerlandais (Belgique) par Laurent Bayer, Le Lombard, 120 p., 20 €.
« Tunnels », de Rutu Modan
Audacieux et réussi projet que celui de Rutu Modan, la cheffe de file de la bande dessinée israélienne : traiter à la manière d’une comédie le conflit israélo-palestinien. L’action se passe en partie sous terre. Nili, la fille d’un célèbre archéologue, a décidé de poursuivre les recherches interrompues par son père au moment de l’Intifada, visant à mettre la main sur l’« Arche d’alliance », un artefact mythique caché dans une grotte au moment du siège de Jérusalem par les Babyloniens (VIe siècle avant J.-C.). Petit hic : l’objet en question – une sorte de coffre ailé – serait enfoui derrière la barrière de séparation israélienne, autrement dit dans le sous-sol des territoires occupés. Le tunnel de l’équipe archéologique montée à la hâte par la jeune femme va alors rejoindre un autre tunnel, creusé, lui, par deux Palestiniens à des fins de contrebande…
Drôle d’endroit pour une rencontre ? Non, quand on maîtrise à ce point le comique de situation, les quiproquos et les dialogues qui claquent. Un casting foutraque, fait d’ultraorthodoxes illuminés, de marchands d’antiquités véreux et de militaires dirigés par un sosie de Moshe Dayan (le cache-œil en moins), anime ce petit théâtre sur papier étonnamment conçu (l’autrice faisant jouer chaque séquence par des comédiens avant de les dessiner). La mise en abyme de l’appropriation d’un vestige enterré dans une région elle-même confrontée à la question de la revendication n’est pas la moindre trouvaille de cet album subtil et « profond », dans tous les sens du terme.
« Tunnels », de Rutu Modan, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech, Actes Sud BD, 288 p., 25 €.
« Sous les galets la plage », de Pascal Rabaté
Réalisateur à ses heures (son prochain film, Les Sans-Dents, est attendu en avril 2022), Pascal Rabaté a la « caméra dans l’œil », même quand il retourne à sa table à dessin. En atteste la mise en scène très cinématographique – cadrages inventifs, jeux sur la profondeur de champ, éclairage en clair-obscur – de cette comédie poético-libertaire située dans une cité balnéaire bretonne au début des années 1960. Chroniqueur des gens modestes et de la vie en province, l’auteur des Petits Ruisseaux (Futuropolis, 2006 ; adapté en 2010) offre à suivre, une fois n’est pas coutume, trois jeunes de bonne famille, décidés à s’encanailler pendant l’absence de leurs parents. Pensant se déniaiser avec la belle Odette, rencontrée sur la plage, le trio va se trouver embarqué dans une combine de cambriolage de résidences secondaires, orchestrée par un brocanteur aux principes de Robin des bois. Fils de militaire élevé à coups de trique, le jeune Albert parviendra-t-il à transformer son béguin pour Odette en nouveau départ dans l’existence ? Malgré le poids des conventions, les « destins tracés à la règle » ne demandent qu’à s’infléchir dans cette histoire d’amour aux avant-goûts de Mai 68 (d’où son titre), qui n’oublie pas de recréer le charme du cinéma d’après-guerre.
« Sous les galets la plage », de Pascal Rabaté, Rue de Sèvres, 144 p., 25 €
« Le Grand vide », de Léa Murawiec
Pour unique que paraisse son patronyme, Manel Naher doit se rendre à l’évidence : une chanteuse à succès, nouvellement apparue dans la presse people, possède le même nom qu’elle. Catastrophe pour la jeune apprentie libraire : toute l’attention qui était jusque-là portée sur elle par la simple déclinaison de son identité se trouve vampirisée par la faute de cette concurrente déloyale. C’est que, dans cette métropole aux enseignes publicitaires grouillantes de noms et de prénoms (un peu comme si Calvin Klein et Jacques Dessange trustaient tous les panneaux), rien n’est plus vital que de savoir qu’on pense à vous. Afin de gagner en « présence », des entreprises proposent même de faire lire votre nom par des employés anonymes, au moins deux minutes par jour… 1984, de George Orwell, n’est pas loin, même si le procès ici instruit est surtout celui des réseaux sociaux et égocentrés de l’époque actuelle, comme le soulignent certains visages en forme d’émojis.
Culte de la personnalité, quête éperdue de reconnaissance, tyrannie du LOL sont battus en brèche dans cette fantaisie dystopique qui brille également par une narration inventive, d’un dynamisme enjoué. Premier album de bande dessinée de Léa Murawiec, Le Grand Vide – du nom d’un espace déconnecté, hors de la ville, où l’héroïne aimerait se réfugier pour lâcher prise – épate par la souplesse d’une ligne claire qui n’hésite pas à jouer avec les échelles et faire voler les cases en éclats. Une effusion calligraphique vient sublimer le propos.
« Le Grand Vide », de Léa Murawiec, 2024, 204 p., 25 €.
« Le Droit du sol », d’Etienne Davodeau
Qu’ont en commun la grotte préhistorique du Pech Merle (Lot) et le centre d’enfouissement des déchets nucléaires de Bure (Meuse) ? Rien, sauf à penser que ces deux sites souterrains instruisent longuement sur le rapport de l’homme au sol : sur les parois du premier, Homo sapiens a laissé d’inestimables peintures rupestres ; dans les profondeurs du second, il éloigne de durables rebuts radioactifs. Un été durant, Etienne Davodeau a rejoint, à pied, ces deux points symboliques distants de 800 kilomètres, au rythme d’une randonnée pensante et savante. Riche en rencontres, son voyage à rebours de celui des pèlerins de Compostelle est agrémenté d’entretiens avec d’éminents scientifiques (géologue, physicien, sémiologue…). Une prose élégante et des lavis apaisants emballent joliment ce récit d’une grande maturité.
« Le Droit du sol », d’Etienne Davodeau, Futuropolis, 216 p., 25 €
Frédéric Potet
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