Quand la mode célèbre le vivre ensemble
Le baiser est fougueux, les corps s'enlacent. Dans les récentes campagnes de pub de plusieurs maisons de mode, on réhabilite une certaine image du sensible et de l'amour. Le nouveau directeur artistique de Diesel, Glenn Martens, a d'emblée fait de l'intime sa signature, en prenant ses fonctions en 2020. Sa campagne SS2021 «When Together» suit huit couples réels témoignant de leurs retrouvailles après le confinement. Les visuels donnent à voir cet état de grâce liée à la joie et la passion, qui accompagnent la vision de l'être aimé.
«Leurs histoires, composées d'expériences humaines d'une grande richesse, invitent les spectateurs à reconnaître leurs propres vies, dans une période qui a imposé la séparation», décrypte le créateur. En juillet, Diesel dévoile d'autres visuels: des garçons et filles, en gros plans, riant à pleine dent - appelant à la liesse du vivre ensemble. Dans cette époque encore traumatique, alors que la société peine à retrouver ses marques après des confinements successifs, le vêtement tente de s'imposer en vecteur social.
Ainsi dans la dernière campagne du créateur Jacquemus, on empoigne le t-shirt de l'autre, on s'habille de façon quasi gémellaire - la mode devient un lien sensuel, physique, entre les individus. Son dernier show «La Montagne» mettait l'inclusion à l'honneur - y était conviée, la militante féministe intersectionnelle Rokhaya Diallo et défilaient des mannequins dits «plus size». Jacquemus continue à exploiter le spectre de l'amour presque familial, comme argument marketing: famille de coeur, famille d'artiste, comme sas de tolérance, dans un monde délabré.
Bande à part
Si cette imagerie sensible, hante la mode, ce n'est pas anodin: cela dit beaucoup de l'esprit d'une industrie qui doit se reconstruire et trouver du liant, en ayant perdu le contact physique avec son audience. L'achat en ligne est passé de 12% en 2019 à 23% en 2020, selon l'étude menée par le cabinet Bain & Company. «On peut voir, chez certains créateurs, une envie sincère d'exprimer plus de douceur, mais il faut avant tout y déceler une stratégie marketing. C'est très à propos de parler de ce qui nous a le plus manqué pendant cette crise: l'autre», analyse Alexandre Samson, responsable de la mode contemporaine du Palais Galliera.
How to Deal with Your Rough #Floors # 3: Fill large gaps, dents, and cracks in the floor with wood putty and a putty knife.
— ExpressHomeServices Wed Aug 11 16:00:50 +0000 2010
«C'est une façon aussi de traverser des temps incertains. La période a relégué l'importance du vêtement au second plan. Pour lui donner du sens, les enseignes véhiculent un message familier et positif.» Cette notion d'amour et de «bande» amoureuse s'avère profitable pour étendre sa communication. Les marques et maisons faisant l'apologie du love, font appel à notre désir de faire partie d'une communauté. Elles convoquent la notion de réseau, de passation - et par là aussi, de partage publicitaire. Le créateur devient fil fédérateur d'une «famille» qui va l'aider à transmettre son esprit.
Nouvelle garde
Mais ne doit-on pas y voir, aussi, un tournant dans l'industrie? Car ce «love» fédérateur, gentiment érotique, est véhiculé par la jeune garde de designers. Jacquemus, Glenn Martens, Marine Serre, Nicolas Di Felice pour Courrèges… Ces nouvelles figures trentenaires affichent un désir clair d'insuffler un peu plus de sens, dans un business parfois comptable et tentaculaire.
Ainsi en pleine crise sanitaire, Nicolas Di Felice, le jeune designer de chez Courrèges , a transformé le nom de sa maison, en «Courage». Sa campagne «Courrèges Rééditions» elle aussi, présente l'amour sous toutes ses formes. Une volonté de distiller une dimension plus altruiste, humaine, voire politique de la mode. «L'amour au sens large, c'est-à-dire prendre soin mais aussi donner du sens aux choses, fait partie intégrante de ma manière de vivre et créer», déclare Marine Serre, lorsqu'on l'interroge sur la question.
Chez la créatrice, le thème amoureux est récurrent, il s'exprime dans le chaos, et à travers des collections ultra-contemporaines. Mais surtout, il propose une nouvelle vision: l'amour est un regard plus tendre envers le vêtement, ses acheteurs, la manière de faire et de consommer - cela rejoint, en tout point, le désir d'éthique de la Marine Serre. «L'amour véhiculé à travers ce que je crée est présent dans le temps passé à faire les choses, le soin à prendre et comprendre la matière, son histoire. Jusqu'à la manière dont on la transforme», explique-t-elle.
Dans la vidéo « Amor Fati » qui présentait sa collection Printemps-été 2021, des corps s'entrechoquent avec violence, comme pour faire jaillir une étincelle amoureuse, dans un univers sensible, hanté par les désastres écologiques et la froideur numérique. Le film fait référence à «l'amour du destin» de Nietzche.
Amours solitaires
Là où le discours de ces jeunes créateurs vise vraiment juste, c'est qu'il séduit une jeune génération Tinder et Grindr qui invente un autre dialogue amoureux. Une jeunesse qui a de nouvelles icones comme Morgane Ortin, auteure d'Amours solitaires (Albin Michel). Parler d'amour aujourd'hui, c'est effleurer un territoire perdu, mais en pleine réinvention. C'est dessiner un avenir passionnel plus joyeux, sans frontières de genre. Par l'amour, on passe le message de la tolérance, envers la communauté LGBTQIA +entre autres. Le vêtement devient message de diversité.
«Le corps, et la façon dont le vêtement le valorise, devient alors un outil d'affirmation de soi, de revendication, il n'y a plus un modèle à suivre, mais plusieurs», note Alexandra Jubé, spécialiste en stratégie de marques. C'est très visible dans la campagne de Glenn Martens, où les couples sont de toutes origines, genres, sexualités. «Je veux célébrer les valeurs fondatrices de Diesel, et continuer à créer des passerelles, à travers un message d'espoir, d'optimisme, et d'inclusivité», nous assène ce dernier. Et si cette crise, était la révolte de l'intime?
«Les grandes crises ont toujours eu un impact sur notre façon de concevoir la mode», commente Alexandre Samson. «Même s'il est encore tôt pour vraiment voir les mutations. C'est quand le COVID sera vaincu, que l'on pourra vraiment les observer. Pour le moment, tous les créateurs posent les jalons du changement, et attendent.» Alors, attendons.