DIACRITIK Houellebecq comme métaphore ou la vache de Borges Recevez les alertes Mail Mentions légales Navigation des articles

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« Alors que les ouvrages d’Alain Robbe-Grillet m’ont inspiré d’emblée un ennui profond, radical, j’ai consacré des heures, peut-être des journées d’efforts à essayer de les lire. »Michel Houellebecq, Interventions (2020)

Dans « La sphère de Pascal » (Autres inquisitions, 1952), Jorge Luis Borges écrit ceci : « Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire de quelques métaphores ». Pour paraphraser l’auteur argentin, il se peut aussi que l’histoire littéraire de Michel Houellebecq ne soit que l’histoire de quelques métaphores. Ou d’une seule métaphore qui les résume toutes. On verra bien.

Cela pourra surprendre à plus d’un ce rapprochement entre deux écrivains à première vue si dissemblables. Il y a pourtant entre eux un lien que je n’hésite pas à qualifier de… métaphorique, s’il faut suivre la définition que donne de ce trope le jeune Borges : « L’union de deux choses différentes, dont l’une transvase dans l’autre, en vue d’expliquer un phénomène. » (« La metáfora », Cosmópolis, 1921). Une conception analogique à laquelle il restera toujours profondément attaché, en y ajoutant, quelques années plus tard, une deuxième fonction : « provoquer des émotions » (« Norton Lectures » Harvard, 1967, L’art de poésie, Gallimard, 2002). Par-delà son platonisme spontané, Borges reste sur ce sujet terriblement aristotélicien :

« La métaphore est le transport (epiphora) à une chose d’un nom qui en désigne un autre, transport du genre à l’espèce ou de l’espèce au genre, ou de l’espèce à l’espèce, ou d’après le rapport d’analogie. » (Poétique)

Tout au long de sa vie, Borges n’a cessé de s’exprimer sur le sujet. Sous la forme de l’essai ou du récit ou du poème, encore qu’il n’y ait pas chez lui de grande différence entre ces trois modalités de l’expression littéraire. D’où – faut-il s’en étonner –, la constante présence d’animaux dans son œuvre, puisque la comparaison entre l’animal et l’homme est porteuse d’image et source traditionnelle de sens. Avec, parfois, chez lui, un glissement de la métaphore à l’allégorie ou à la fable, car si ‘transvasement’ textuel il y a, c’est parce que la réalité aime aussi jouer à ‘transvaser’. Parfois, comme dans son Manuel de zoologie fantastique (1957), devenu dix ans plus tard Le Livre des êtres imaginaires (1967), il s’agit de bestioles fantastiques ou imaginaires. Parfois domestiques. Parfois humaines. D’autres, la bestiole prend la forme d’un couteau, d’une dague, d’une alfange. D’une bibliothèque, d’un miroir, ou tout simplement la forme d’un mot, puisque, en fidèle admirateur de son compatriote Leopoldo Lugones (1874-1938), « chaque mot est une métaphore morte ».

C’est en ce sens que Michel Houellebecq me semble profondément borgésien. Il y a aussi, chez lui, beaucoup de bêtes. Pour l’essentiel, humaines. Pas que. Dans ses romans, les hommes sont avant tout présentés dans leur profonde animalité. Les animaux, dans leur profonde humanité. Il n’est pas le premier à faire ça. Ni le dernier. Des chiens, des rats, des moutons, des pingouins, des cochons, des canaris et j’en passe. Pas des chats. Ou très peu. Houellebecq est l’anti-Colette. Mais des vaches, oui. En pagaille. Dans presque tous ses romans. Toutes les variétés ou presque : limousines, bretonnes, normandes, charolaises, industrielles (« La vache qui rit »). Présentées dans leur bovine humanité, pour bien assoir l’humaine ‘bovidité’ de ses contemporains français. Il se pose ainsi en général de Gaulle de la littérature (« Les Français sont des veaux »). Il ne lui en fallait pas moins, installés tous les deux dans la grandeur, l’un historique, l’autre littéraire. Certes, il peut lui arriver de faire une pause. De laisser narrativement la vache un peu en retrait. Comme s’il piquait, le temps d’un roman, sa petite crise végane. Le narrateur de Plateforme avoue ne se nourrir que de purée mousseline au fromage et de ne pas s’intéresser aux produits carnés. Le personnage Houellebecq de La carte et le territoire (2010) va encore plus loin dans le dénigrement : « La vache elle-même (…) me paraît très surfaite », affirme-t-il. Il lui préfère de loin le cochon. Je comprends. Dans Soumission (2015), c’est le dédain qui domine, puisque le narrateur n’hésite pas à mettre en parallèle un parking et la campagne environnante ou sont garées quelques vaches de race charolaise.

Rien de tel chez Borges. Aucune vache chez lui. Ou déguisées. On en trouve, certes, une dans un poème de jeunesse de Ferveur de Buenos Aires (1923) où une tête aveugle de vache préside, sur la devanture d’une boucherie de quartier, le « sabbat de viande » qui s’y trame quotidiennement à l’intérieur. En voilà une bien belle de métaphore. Bien sanguinolente. Cinématographique. À la Rocky-Stallone. Puis, plus rien. Deux ou trois fois dans toute sa carrière d’écrivain il évoque la vache en bois creux utilisée par la lascive Pasiphaé pour se faire sauter par un taureau et donner vie au Minotaure. Pourtant, il est Argentin, Borges. Il devrait s’y connaître en vaches. Il a écrit sur les gauchos, ces cow-boys de la pampa, sur le Martín Fierro (1872), le poème épique de José Hernández devenu l’emblème littéraire de toute une nation. Il préfère de loin le tigre. Sa vache intime, privée : « Depuis mon enfance, les rayures des tigres m’ont suggéré les mystères de l’écriture d’un Dieu… de Dieu… où devait se trouver le secret de la création. Dans chaque tigre, les rayures varient, mais le message est toujours là » (Entretien avec Rima de Vallbona, 1969).

Un tigre c’est élégant. Beau. Majestueux. Une vache, tout le contraire. C’est mastoc. Ça meugle, ça chie, ça broute. Ça regarde passer les trains. En ingénieur agronome qu’il est, Houellebecq s’y connaît question ruminants. C’est autobiographique, son truc. Comme dans son premier roman, Extension du domaine de la lutte (1995). Dès les premières pages, la vache donne le ton. Le ton du roman. Le ton de l’homme. De toute son œuvre postérieure. Il a fait exprès de la mettre d’entrée. Comme symbole. Comme signature. Sa déesse personnelle. Son tigre à lui. Sous forme de fiction animalière, de dialogue aux prétentions philosophiques écrit par le protagoniste, entre une vache bretonne et une pouliche, où il est question de l’« être-au-monde et de l’être-en-soi de la vache ». On dirait du Heidegger. C’est du Heidegger ! Houellebecq est un ingénieur agronome entiché de philosophie : Spinoza, Kant, et surtout Schopenhauer, son chouchou. Le plus bovidé des philosophes. Une tronche de bœuf. Le protagoniste d’Extension s’en fiche qu’il soit moche ! « En effet, double est la nature de la vache bretonne, poursuit-il comme si de rien n’était. À certaines périodes de l’année (précisément spécifiées par l’inexorable fonctionnement de la programmation génétique) une étonnante révolution se produit dans son être. (…) Ce qu’(elle) désire (alors) …) c’est, comme le disent les éleveurs dans leur parler cynique, « se faire remplir ». Aussi, la remplissent-ils plus ou moins directement ; la seringue de l’insémination artificielle peut en effet, quoi qu’au prix de certaines complications émotionnelles, remplacer par cet office le pénis du taureau. Dans les deux cas la vache se calme et revient à l’état originel de méditation attentive. »

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En contrepartie, la pouliche est vouée à une vie de jouissance, avec des étalons à la tire larigot qui ne vont pas arrêter de la sauter le moment voulu. Quand elle sera en rut. Voilà le message. Très houellebecquien. N’oublions pas qu’Extension du domaine de la lutte a été écrit en pleine crise de la vache folle, cette maladie spongiforme plus ou moins proche de la maladie du sommeil dite IFF (Insomnie fatale familiale). Une maladie qui empêche de dormir. Qui conduit à une mort certaine par manque de sommeil. Par l’impossibilité où se trouve le malade de mettre en pause, le monde qui est en lui. Ne serait que le temps d’une nuit. Ou d’une sieste. Ou d’une branlette. Si courtes soient-elles. C’est en déroulant le fil de cette métaphore que Houellebecq développera son œuvre et sa vision du monde, atteint, ce dernier, de cette même affection spongiforme qui le met dans un état de somnolente hébétude, car jamais en repos de lui-même. Et ses habitants, les terriens, pareil. Les héros de Houellebecq semblent tous au stade ultime de l’IFF. Sur le point de sombrer. Incapables de se mettre en repos de l’univers où ils se trouvent. Condamnés à subir les effets confusionnels de cette maladie. Qu’ils combattent du mieux qu’ils peuvent. Sexe, alcool, drogue, médicaments, voyages, écriture… que sais-je quoi encore. Tout est bon. Pour tenir un peu, en sachant qu’ils ne pourront pas tenir longtemps. Ne pas pouvoir endormir de temps en temps le monde qui est en nous est terrible. C’est du Goya à l’envers. « Le sommeil de la raison engendre des monstres » est le titre de l’un de ses Caprichos. Voilà où il en est, Houellebecq, à suivre cette veine goyesque pour en faire une ‘peinture noire’. Et ses héros en sont au même point. À broyer du noir, eux aussi. Pris de tremblements incontrôlables par manque de dodo. Tout comme ses lecteurs, qui mitigent leurs propres tremblements grâce à cette délégation d’insomnie que Houellebecq leur procure par roman interposé. Par personnages interposés. Tant que le lecteur lit sans pouvoir fermer l’œil, tant qu’il assiste à la mise en scène fictionnelle de l’insomnie fatale qui le guette, il peut roupiller un peu. Se reposer un peu. Pour paradoxal que cela puisse paraître. Lire Houellebecq équivaut à piquer un bon roupillon. Grâce à lui, le lecteur se repose de ce monde dépeint dans sa grande complexité binaire : il y a ceux qui baisent et ceux qui se font baiser. Souvent ce sont les mêmes, à différentes époques de leur vie. Avec une plus ou moins grande intensité. L’écrivain crée ses héros pour dévoiler cette cruelle réalité… et pour tenir bon, de son côté… en Irlande, à Almeria ou dans une tour du XIIIe arrondissement de Paris. Le lecteur lit aussi ses romans pour tenir bon et pouvoir reprendre haleine… avant d’aller bosser.

La veine autobiographique des romans de Michel Houellebecq est plus qu’évidente. Normal, donc, que nombreux de ses protagonistes soient des agronomes ou apparentés. Qui travaillent dans des ministères ou dans des organismes semblables. Ou à l’en croire on ne fout pas grand-chose… que du vent. Ça laisse le temps pour se morfondre. Pour se laisser happer par la mélancolie des pâturages urbains. Pour se languir. De quoi ? De rien. De la vie elle-même, ce grand ‘languissement’. Portés qu’ils sont par leur regard bovin sur les êtres et sur les choses. Par leur démarche bovine. Comme leur existence. Du héros innominé d’Extension au Florent-Claude Labrouste de Sérotonine (2019), en passant par le Michel Djerzinski des Particules élémentaires (1998), spécialiste en vaches génétiquement modifiées, ce dernier. Sans oublier, bien entendu, le Daniel de Possibilité d’une île (2005) qui, à défaut d’être agronome, est un néo-humain cloné, génétiquement traçable à l’infini, tout comme les vaches de l’après « vache folle » : « Peu après l’épidémie dite de la « vache folle », de nouvelles formes furent promulguées dans la traçabilité de la viande bovine. Dans les rayons boucherie des supermarchés, dans les établissements de restauration rapide, on put voir apparaître des petites étiquettes, en général ainsi libellées : « Né et élevé en France. Abattu en France. » Une vie simple, en effet. » (Possibilité d’une île).

C’est là où le bât blesse. Et c’est là, à nouveau, que Borges nous guide. Ce bonhomme est incroyable, tout presque aveugle qu’il était. Il voit loin, très loin. Il nous guide partout. Toujours. Où il me guide moi, ce qui revient au même. C’est mon capitaine. Il tient ma boussole. C’est mon oracle. Mon grand timonier. Me montre le chemin. Pour ne pas m’égarer. Pour Borges, la métaphore est un paradigme, une encyclopédie de faits, de textes, d’êtres. Mais sa double fonction, susciter des émotions et expliquer des phénomènes, est déterminée par les circonstances et le moment de son emploi. De son surgissement. Autrement dit, une métaphore est une lecture. En commençant par la lecture que l’auteur lui-même en fait dans et par l’ écriture. « Ce qui importe au sujet de la métaphore c’est que le lecteur ou l’auditeur la perçoive comme telle » écrit-il dans « La sphère de Pascal ». Mais qu’on ne lui demande pas pour autant d’aller au-delà, d’expliquer ce qu’elle est, car il se passe avec elle ce qui, dixit Saint Augustin, arrive avec le temps : on sait ce que c’est sauf quand on nous le demande, et alors on ne sait plus. Surtout quand il est question de la métaphore de nous-même. Or, dans les romans de Houellebecq il n’est question que de cela. Ses personnages sont sa métaphore et Houellebecq est la métaphore de ses personnages. Voilà où je voulais en venir. On est en plein clonage textuel, là. Borges s’y connaît en métaphorisation de soi-même. D’où sa crainte et son attirance maladives pour tout ce qui redouble, tout ce qui reflète, tout ce qui clone. En particulier, les miroirs :

« Étant enfant, j’avais peur des miroirsD’y voir une autre face que la mienne,Ou un aveugle masque impersonnelQui cacherait sans doute quelque choseD’atroce (…) MaintenantJe crains que le miroir ne me réserveLa véritable trace de mon âme… » (« Le miroir », Histoire de la nuit, 1977)

Borges n’emploie pas, bien évidemment, le terme clonage, si présent chez Houellebecq. Il lui aurait sans doute fait horreur. Et la réalité du clonage encore plus. Lui aurait paru terrible. Il est décédé juste avant que l’on ne commence à cloner à tout va. Dolly, la brebis, date de juillet 1996. Dix ans après son décès à lui, en juin 1986. Borges en aurait été horrifié, y voyant la confirmation de ses craintes. Il n’a jamais cessé, lui, de mettre l’accent sur cette « terribilité » (que l’on me pardonne cet horrible néologisme). Présent dans le redoublement spéculaire. Qui conduit à la métaphore. Si « la métaphore (est) cette courbe verbale qui trace presque toujours le chemin le plus bref entre deux points. » (1921), le miroir est l’objet qui semble fixer pour toujours cette distance, cet écart, cette parenthèse entre soi et soi (ça c’est du Pessoa). Et cette proximité, donc. Les romans de Michel Houellebecq fonctionnent, justement, comme un miroir : entre lui et lui, entre lui et le lecteur, entre la vache et l’homme et, aussi, entre Houellebecq et Borges, entre la vache de l’un et la vache de l’autre… qui est un tigre. Ils se déroulent dans les écarts et dans les proximités qu’ils rendent possibles. Écrits tous comme des biographies d’individus dont ils tracent la trajectoire, depuis à peu près leur naissance, ils forgent une tension autobiographique où le double renvoie en permanence à l’autre et vice-versa. Parfois même avec redoublement interne, comme dans Les particules élémentaires où les deux demi-frères, Michel et Bruno, sont chacun d’eux le double contraire de l’autre. Quoi de plus borgésien que cela. Que la ressemblance s’appuie sur une dissemblance radicale. L’autre étant toujours le miroir du même : « C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent (…) il serait exagéré de prétendre qu’il y a de l’hostilité dans nos relations ; je vis et je me laisse vivre, pour que Borges puisse ourdir sa littérature et cette littérature me justifie (…) je suis condamné à disparaître, définitivement, et seul quelque instant de moi pourra survivre dans l’autre (…) Mais moi je dois persévérer en Borges, non en moi… » (L’auteur, 1960).

Que l’on ne s’y méprenne pas. Le double n’est pas l’autre. Le double ne fait que porter le masque de l’un ces autres qui nichent en nous. Dans la vie et dans le roman. Les héros houellebecquiens ce sont des masques, dont la fonction, comme celle de tout bon masque, n’est pas celle d’occulter, mais de désigner ceux qui les portent, installés dans l’écart entre ce qu’ils ont cru ou voulu être et ce qu’ils sont : « Je serai l’autre que, sans le savoir, je suis (…) Je suis celui qui n’a pas déchiffré le labyrinthe/singulier et pluriel, ardu et différent/du temps qui est à chacun et qui est à tous. / je ne suis personne (…) Écho je suis, oubli je suis, néant. » (La rose profonde, 1975)

Des vers qui auraient pu être écrits par Paul Raison, le protagoniste d’Anéantir (2022), le dernier roman de Michel Houellebecq, dans lequel, à la manière d’Alonso Quijano reniant Don Quichotte sur son lit de mort, il semble vouloir tourner le dos à la vache qui a toujours meuglé en lui. Je doute fort qu’il ait pleinement réussi.

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