Hélène Darroze : « Je suis une cuisinière, pas une “cheffe” ! » Abonnés

Hélène Darroze : « Je suis une cuisinière, pas une “cheffe” ! » Abonnés

La Croix L’Hebdo : On retrouve enfin le chemin des restaurants. Quel est votre plat du déconfinement ?

Hélène Darroze : Au Connaught, mon restaurant à Londres, nous servirons le homard poché au beurre de tandoori avec une mousseline de carottes aux agrumes et une réduction de poivre. À Paris, ce n’est pas le meilleur moment pour rouvrir un restaurant gastronomique : début juillet, la ville se vide et les touristes ne seront guère nombreux.

Est-ce compliqué de rouvrir un établissement étoilé après des mois de pause ?

H. D. : Cela s’anticipe des semaines à l’avance. Avec l’octroi de la troisième étoile au guide Michelin à Londres et une deuxième à Paris, nous ne pouvons pas nous rater. Durant cette période, nous n’avons jamais cessé de nous interroger, de faire évoluer les offres. Voyez autour de vous : on travaille sur des essais de plats, des sets de service, de la nouvelle vaisselle.

Dans quel état financier sortez-vous du confinement ?

H. D. : Entre l’offre des plats à emporter et des burgers maison, qui ont bien marché, et les aides de l’État, nous limitons fortement les dégâts. Mais j’ai perdu de l’argent et j’ai dû m’endetter avec les prêts garantis par l’État (PGE). Les restaurateurs ont beaucoup de points d’interrogation concernant les baux. L’un de mes bailleurs est prêt à abandonner les loyers non versés durant la fermeture, mais l’autre ne veut rien entendre.

Certains de vos collègues ont dénoncé la politique du gouvernement et les mesures de fermeture…

H. D. : La pandémie est une crise tellement complexe que je ne me permettrais pas de critiquer les autorités. Le chômage partiel a permis de sauvegarder l’emploi, sans quoi je n’aurais pas pu garder mes équipes. Je suis cependant dans une position plus confortable que d’autres restaurateurs. Le tournage de « Top Chef » m’a aidée financièrement et psychologiquement et a sans doute donné un coup de pouce à nos ventes à emporter. Je suis de nature optimiste : en période difficile, je prends les choses au jour le jour, et advienne que pourra. Et puis quand on a 150 collaborateurs, on ne peut pas s’effondrer. Touchée par le Covid-19 au premier confinement, j’ai dû néanmoins cesser de travailler et j’ai été longtemps fatiguée.

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Vous portez une croix autour du cou. Est-ce par coquetterie ou par conviction ?

H. D. :(Rire.) Cette croix m’a été offerte par ma grand-mère à ma communion solennelle. Elle ne me quitte plus depuis l’âge de 18 ans. En la portant, j’ai l’impression que mon aïeule me protège. C’est aussi une manière d’afficher mes convictions. Je crois en Dieu, en un Dieu qui pardonne, me guide et m’aide à réparer mes erreurs. Je me sens très proche de la religion catholique. Je me rends souvent à l’église et mes deux filles sont à l’aumônerie toutes les semaines.

Comment avez-vous vécu le confinement ?

H. D. : Cela a été une parenthèse appréciée, malgré le souci de l’avenir de mes restaurants et la fatigue engendrée par la maladie. Avec mes deux filles, nous avons vécu des moments assez uniques à la maison. J’ai pu également me rapprocher de ma famille. Ce temps de réflexion m’a aidée à faire le tri dans mes relations et à réfléchir à ce qui me rend heureuse. Je veux m’engager dans des choses qui me tiennent à cœur : transmettre, tendre la main aux autres…

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Vous avez également profité de la fermeture des restaurants pour écrire deux livres de recettes.

H. D. : J’ai beaucoup cuisiné à la maison, midi et soir, au cours de l’année écoulée, en prenant le temps de mijoter de bons petits plats. Je faisais des photos que je publiais ensuite sur les réseaux sociaux, accompagnées des recettes. Cela a connu un franc succès. Sur les conseils de mon éditeur, j’ai fini par écrire un livre Chez moi. Automne-hiver, puis un deuxième qui paraît le 27 mai, Printemps-été, avant un troisième qui sera consacré aux desserts.

Vous êtes une vedette des réseaux sociaux avec plus de 600 000 abonnés. Ces nouveaux outils sont-ils indispensables ?

Hélène Darroze : « Je suis une cuisinière, pas une “cheffe” ! » Abonnés

H. D. : Le succès du Joia (son bistrot parisien, rue des Jeuneurs, NDLR) a démarré grâce à mes publications sur les réseaux sociaux, qui ont été reprises par des influenceurs grâce auxquels l’information a fait le tour du monde. Instagram n’est pas indispensable pour remplir un restaurant étoilé, mais un chef doit savoir aussi communiquer afin de se démarquer sur la place parisienne de la gastronomie, qui est très compétitive. Quand je présente un business plan, il s’accompagne d’une stratégie de communication organisée via un site Internet, des médias classiques, les réseaux sociaux et bien sûr « Top Chef ».

Que vous apporte cette émission phare de la cuisine ?

H. D. : C’est deux mois de tournage, de travail et de rigolade. Et ça fait du bien… (Long soupir.) Avec mes trois acolytes, on s’entend parfaitement et on partage nos inquiétudes et nos réflexions, notamment pendant les moments où on se retrouve dans les loges. J’apprends d’eux et même parfois des candidats. Et puis « Top Chef » m’apporte aussi de la visibilité.

Dans votre métier, on parle de chef et de brigade. Comment dirigez-vous vos équipes ?

H. D. : En cuisine, je bannis les mots chef (fe) et brigade, qui ont un côté militaire et très masculin. Je préfère le terme de cuisinière, qui dirige d’abord par l’exemple. Ensuite, en matière de management, il existe deux mots essentiels : respect et transparence. On se doit de respecter ses collaborateurs ainsi que ses clients et ses fournisseurs. Et quand il y a un problème, parlons-en, trouvons des solutions. Le service est une période de stress par excellence. Pour autant, je ne crois pas aux coups de gueule. Mieux vaut échanger calmement une fois que le feu est tombé.

Des témoignages ont évoqué des violences verbales, voire physique dans les cuisines gastronomiques. Sous la pression, vous n’avez jamais traité un collaborateur avec des noms d’oiseaux ?

H. D. : Demandez-leur. Ceux qui se sont fait insulter en vingt ans de travail à mes côtés, ce sont ceux qui se laissent aller justement à insulter leurs subordonnés. (Sourire.) Si mes chefs, qui d’ailleurs ont du mal à ne pas se faire appeler chef, n’ont pas cet esprit de respect et de partage, ils ne restent pas longtemps à mes côtés.

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La gastronomie, c’est un travail harassant aux fourneaux ainsi que des heures à table, des mets rares et des notes salées pour les clients. À l’heure où l’on défend le retour à la simplicité, n’y a-t-il pas un côté anachronique ?

H. D. : La gastronomie peut aussi être très simple, en revenant à des choses comme les saisons, l’approvisionnement en circuit court. Si l’on n’utilise pas de fraises en hiver ou de truffes en été, tout devient plus abordable. Je ne crois pas en la fin de la gastronomie, ce pan de notre culture. Il existera toujours de la place pour des expériences exceptionnelles. Ne pensez pas que nos clients sont tous des hommes d’affaires fortunés. Beaucoup viennent chez moi comme à une fête dont ils ont rêvé depuis longtemps, un moment rare dans une vie. Leur donner du bonheur me comble.

La gastronomie a un côté très dur : un jour on est encensé par la critique et le lendemain on est descendu en flèche. Comment le vivez-vous ?

H. D. : À un moment de ma vie professionnelle, c’était douloureux. Aujourd’hui, je le vis avec beaucoup de recul… J’ai mis en pratique les conseils d’une amie, l’actrice Isabelle Carré, après avoir reçu une très mauvaise critique dans un quotidien national. J’étais jeune. L’article avait bouleversé mon équipe et cela me faisait mal. Ce soir-là, Isabelle Carré est venue me saluer au restaurant. Elle m’a confié qu’elle avait cessé de lire toutes les critiques car cela la rendait malade. Depuis, je ne regarde plus les avis sur ma cuisine, positifs ou non, ni les articles ou les interviews que je donne aux médias.

Une étoile de plus ou en moins à un restaurant, en quoi cela joue-t-il sur la fréquentation ?

H. D. : Lorsqu’on m’en a enlevé une, j’ai eu de la peine, tout en acceptant la décision des inspecteurs. Il a fallu se remettre en question et travailler dur pour la regagner. J’ai accueilli avec bonheur celles qui sont arrivées aujourd’hui. Une troisième étoile, voire une deuxième, a un impact sans doute très important dans les mois qui suivent l’annonce. Récompensé par une troisième étoile au guide Michelin, le Connaught à Londres affiche complet pour les trois prochains mois. À l’inverse, quand j’avais perdu la deuxième étoile de mon établissement parisien, en 2010, la fréquentation n’avait pas baissé.

Beaucoup de grands maîtres de la gastronomie tiennent plusieurs restaurants. Pourquoi vous multipliez-vous ? Pour augmenter vos revenus ?

H. D. : Dans mon cas, il ne s’agit pas d’appât du gain, mais de coups de cœur et d’opportunités. Par exemple, je rêvais d’ouvrir un établissement avec une cuisine différente, type bistronomie, et le Joia est né. Un quatrième restaurant ouvrira bientôt ses portes en Provence avec une attention particulière au travail du légume. Se lancer dans des nouveaux projets, c’est aussi une façon de fidéliser mon équipe assez jeune, entre 30 et 35 ans, qui recherche des défis. Si je ne leur offre pas des opportunités de se développer, ils partiront ailleurs. Ces gens-là, je les aime. Sans eux, je ne serais pas devenue ce que je suis aujourd’hui.

Qu’est ce qui différencie fondamentalement un trois-étoiles d’un bon bistrot ? Le Marsan du Joia ?

H. D. :(Hésitation.) Chez moi, les fournisseurs et les produits ont la même origine. Mais dans un cas cinq personnes participent à l’élaboration de votre assiette, et dans un autre moins de deux cuisiniers suffisent. Le tout donne un sens du détail très différent. Vous ne vivez donc pas la même expérience culinaire.

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On peut dire aussi qu’il est presque impossible au cuisinier amateur de reproduire une spécialité réalisée dans un restaurant étoilé, alors que les recettes de la bistronomie sont plus abordables…

H. D. : C’est une bonne définition. Je la réutiliserai.

Comment créez-vous de nouveaux plats, de nouveaux goûts ?

H. D. : La création, l’art, c’est toujours un bien grand mot quand on parle de cuisine. Nous sommes plutôt des artisans. Les idées viennent toujours du produit. Que veut-on travailler ? Est-il disponible en cette saison ? Ensuite, je m’installe devant une page blanche. Des souvenirs émergent, une évocation surgit. Parfois un éclair me passe par la tête. Je gribouille, je fais des dessins, des associations. À partir de ça, j’en parle à mes collaborateurs et on se met à travailler ensemble. On essaie jusqu’à ce qu’on arrive à quelque chose d’équilibré. On abandonne rarement. Il peut aussi arriver que l’idée initiale provienne d’un de mes collaborateurs principaux.

Quels sont les maîtres qui vous ont inspirée ?

H. D. : N’étant pas passée par une école de cuisine, j’ai d’abord appris à la maison et au sein du restaurant familial de Villeneuve-de-Marsan (Landes, NDLR), ouvert par mes aïeux en 1895… Plus que des techniques, mon père et mon grand-père m’ont transmis leurs valeurs, cet art de vivre et de recevoir du Sud-Ouest. M. Alain Ducasse, auprès de qui je suis restée longtemps, a eu une influence sur ma pratique. Sans être des mentors, des gens comme Pierre Gagnaire et Michel Guérard sont des exemples par leur approche de notre métier.

Vous dites souvent à « Top Chef » qu’il y a une cuisine féminine, une phrase qui peut paraître sexiste…

H. D. : Les hommes et les femmes, nous avons des émotions et une sensibilité différentes. Cela se ressent dans la gastronomie, même si on peut trouver des cuisines très masculines faites par des femmes et vice versa. Mais, généralement, une cheffe est plus dans l’approche de partager quelque chose et de donner du plaisir, tandis que son homologue masculin est davantage dans le désir de démontrer ce qu’il sait faire. Cela se traduit dans l’assiette par une générosité sur le goût et peut-être moins de technique.

Quel conseil donneriez-vous aux parents qui seraient désireux de transmettre la cuisine à leurs enfants ?

H. D. : Allez au marché, achetez ce qu’on y trouve en suivant les saisons, de préférence aux petits producteurs, et cuisinez le plus simplement possible sans dénaturer le produit. Si on peut les inviter à mettre la main à la pâte, c’est encore mieux. Mais, déjà, incitons-les au bien-manger, faisons-leur goûter une tomate du mois de juillet et une autre du mois de janvier.

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Ses dates

1967. Naissance à Mont-de-Marsan.

1995. Reprend l’auberge familiale.

2001. Obtient sa première étoile au guide Michelin un an après l’ouverture de son propre restaurant, Hélène Darroze, dans le 6e arrondissement de Paris, puis une seconde en 2003.

2007. Adopte Charlotte, un bébé vietnamien, puis Quiterie en 2009.

2008. Se voit confier les commandes du restaurant de l’hôtel The Connaught, à Londres.

2015. Intègre l’émission culinaire « Top Chef », en tant que membre du jury.

2021. Décroche trois étoiles au guide Michelin pour The Connaught et deux étoiles pour Marsan (ex-Hélène Darroze).

Une citation

« Personne ne me volera ce que j’ai dansé »

« J’aime ce vers espagnol tiré d’un poème qui a servi de titre à mon premier livre. Il signifie qu’il ne faut pas avoir peur de faire les choses que l’on veut, ni rougir ou regretter après coup. J’ajoute un conseil que je donne aux jeunes : quand on a une passion, il faut la vivre sans la regarder passer. »

Un livre

Les Enfants sont rois, de Delphine de Vigan

« Il parle de l’influence des réseaux sociaux et de la téléréalité sur la vie des gens aujourd’hui. J’adore lire et j’ai pu trouver le temps de le faire durant le confinement. »

Sa recette du moment

Le Kuku

« Il s’agit d’une sorte d’omelette avec très peu d’œufs et beaucoup de légumes verts, dont des épinards, de la roquette. C’est très diététique et diurétique. Comme je surveille ma ligne en ce moment, je m’en prépare une ou deux fois par semaine avec du breuil de brebis, un fromage basque très léger. »

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