"Si je refusais, j’aurais pu être tuée" : enquête sur les rescapées du mariage forcé en France
On estime que 70 000 femmes seraient concernées par le mariage forcé en France. Pour y échapper, certaines coupent les ponts avec leur famille, et disparaissent. Elles trouvent parfois refuge au Lao Pow’Her.
Une valise de vêtements, des affaires d’école, un téléphone portable. Voilà tout ce que Katia* possède depuis qu’elle a fui ses parents et un mariage forcé, il y a un an. Tout ce qu’elle sort du taxi en cette nuit de décembre avec sa cousine Laura, avant de s’engouffrer toutes les deux dans le Centre d’Hébergement d’Urgence (CHU) du Lao Pow’Her (1). L’adresse, gardée secrète, leur a été envoyée par texto quelques heures plus tôt.
Pour Katia, le périple commence à la rentrée 2019. Elle n’a que 17 ans quand ses parents lui présentent celui qu’ils ont choisi pour elle. "J’ai dû m’asseoir à côté de ce vieux de 50 ans, en sachant ce que vivaient déjà mes sœurs : pas le droit de sortir, juste de t’occuper de ton mari la journée et de le laisser faire ce qu’il veut la nuit. Moi, je veux être indépendante, devenir pédiatre..." Envoyée en France pour le mariage, elle fugue alors chez son frère où elle reste jusqu’à l’hiver 2020, quand il la met dehors face aux menaces de leur père.
Seule dans le froid, elle se rend chez le seul autre contact en France, Laura, sa cousine de 20 ans. Elle aussi est arrivée récemment à Paris pour être mariée de force. La jeune femme retrouve chez sa cousine un peu de joie. "J’ai pu reprendre le lycée, se réjouit Katia. Les études, c’est mon seul repère de stabilité." Le répit sera de courte durée. "Je vivais depuis près d’un an chez Laura et son mari, raconte Katia. Il était violent. Ce soir-là, il l’a frappée. La police est intervenue et nous a envoyé au Lao Pow’Her." Vers minuit, elles débarquent dans le centre d’hébergement et les deux cousines s’installent dans leur chambre, sans en dire plus. Les éducatrices croient alors avoir à gérer un cas de violences conjugales. Elles comprendront rapidement qu’elles ont à faire à des mariages forcés. Une fois de plus.
D’un enfer à l’autre
Au CHU, les deux cousines croisent Myriam, arrivée un mois plus tôt. Dans sa famille aussi, les filles n’ont pas leur mot à dire sur le choix de leur époux. "J’étais paniquée à l’annonce de mon mariage. J’ai discuté avec ma sœur pour savoir ce que ça faisait : ton mari décide pour toi, tu n’as plus de vie… Je ne pouvais pas me forcer, surtout avec un oncle de 50 ans", raconte la nigériane de 19 ans, qui s’en voulait alors de désobéir à ses parents. "Ma sœur n’a pas réussi à les convaincre d’annuler l’union. Et si je refusais, j’aurais pu être tuée. Alors elle a payé mon visa pour la France où une tante m’a accueillie." D’un enfer à l’autre. Malgré son mètre 78, Myriam devient le souffre-douleur de son hôte. Ne connaissant personne d’autre, elle n’ose pas partir. Mais elle finit par prendre rendez-vous au Lao Pow’Her. Elle se livre sur l’esclavage moderne dont elle est victime. Tout ce qu’elle taisait depuis un an et qui incite les éducatrices à lui proposer un place d’hébergement.
Mettre à l’abri des filles qui auraient fini à la rue
"On leur détaille les recours possibles, les tenants et aboutissants de leur choix, mais elles décident seules de partir." Amandine Maraval est la directrice de la structure, la seule association en France à accompagner des filles de 15 à 25 ans victimes de violences conjugales ou intrafamiliales. Dans ce lieu accueillant ouvert en novembre 2019, 215 jeunes ont pu être prises en charge. Un tiers fuyait un mariage forcé (chiffres février 2021). Dans ce cas, l’association héberge en urgence les filles majeures dans une des 15 chambres doubles qu’elles louent au 2ème étage d’un hôtel reconverti en centre d’hébergement d’urgence. Un hôtel qui a permis de "mettre à l’abri des filles qui auraient fini à la rue avec des risques d’addiction ou de prostitution", estime la directrice.
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Myriam, qui s’éteint un peu plus chaque jour chez sa tante, ne tergiverse pas longtemps. Quelques jours après son rendez-vous, elle s’attèle à planifier son départ avec Mathilde, l’une des éducatrices. Le jour J, tandis que l’éducatrice coordonne l’opération par téléphone, Myriam se faufile hors du domicile. Elle doit se rendre à la gare où un taxi l’attend. "J’avais peur que les voisins donnent l’alerte en me voyant monter dans une voiture." Mais vite, le soulagement : "Être assise dans ce taxi avec ma valise, c’était la fin de l’enfer, et le début de la vie pour laquelle je suis partie de chez moi."
Myriam, comme Katia, ont du faire vite. Quand la famille annonce le mariage – parfois précipité par la découverte d’une relation amoureuse – le temps est compté. A l’instar de Moïra*, 19 ans, dont le départ de la France pour l’étranger se concrétise à l’automne dernier sans qu’elle ne soit consultée. Ses parents venaient alors de négocier un double mariage avec une autre fratrie. La jeune femme reste vague, de peur d’être reconnue : "Mon père a toujours ‘’blagué’’ sur le fait de me marier, là j’ai vite compris que c’était du sérieux. Mais je ne pouvais pas partir sans endroit où aller, alors je suis restée pour tout organiser." Elle n’avait pas prévu que ça durerait trois mois avant de s’en remettre, épuisée, au Lao Pow’Her. Pourtant pas très fan de la colocation, elle accepte l’échappatoire offerte par l’association pour enfin être à l’abri, celle de partager une chambre où s’entassent une kitchenette, deux lits et une salle de bains.
Pour sécuriser leur arrivée, Amandine Maraval et son équipe proposent ensuite aux jeunes femmes qui ont la nationalité française de rédiger un document indiquant qu’elles ne souhaitent pas sortir du territoire. "Document qu’on envoie à la police des frontières, si une fille nous appelle de l’aéroport, afin d’empêcher son départ." A Moïra, elle propose rapidement de déposer une main courante. Une possibilité à laquelle cette jeune femme au tempérament bien trempé n’a pas hésité à recourir, persuadée que sa famille "jouerait les hypocrites" en se lançant à sa recherche.
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Educatrices, conseillère, juriste… des soutiens nécessaires
"Comme je suis soulagée d’être au CHU. Je me suis posée, j’ai déballé mes affaires…", se réjouit Moïra à son arrivée dans sa chambre et la découverte de son lit aux draps blanc et marron. Avant de déchanter : "Je n’ai pas pu attendre pour envoyer un texto expliquant les raisons de mon départ à ma famille. Ils m’ont tout de suite appelée pour me mettre la pression." Le harcèlement dure des jours, jusqu’à ce qu’elle se résigne, à bout, à changer de numéro. Ne pas divulguer son adresse, ne pas inviter d’amies, changer fréquemment de trajet sont devenus pour Moïra, Katia et Myriam des habitudes. Tant pour garantir leur sécurité que pour faire taire l’angoisse d’être retrouvées. Quand elles sortent, c’est en multipliant les regards méfiants.
Après avoir fait le point avec la juriste et la conseillère conjugale et familiale, elles s’en remettent désormais intégralement à l’une des deux éducatrices, Elodie ou Mathilde. La seconde, dans son bureau à la déco girly, s’attèle avec Myriam à déconstruire les mécanismes des violences subies : "Ton père n’avait pas le droit de faire ça. Tu n’es pas coupable d’avoir fugué et ça ne justifie pas les violences de ta tante…" Autant de phrases-clés dont s’imprègne Myriam et qui lui ont permis d’avancer et de retrouver son sourire enfantin. "On a éclairci son conflit de loyauté envers sa tante qui l’a soumise à de l’esclavage moderne et aujourd’hui, elle s’autorise à être elle-même, se réjouit l’éducatrice. Katia a du mal à penser à elle et protège encore ses proches, même si elle est au clair sur le mariage forcé. Quant à Moïra, elle continue de mettre à distance cette violence qu’elle refuse de nommer."
À l’ordre du jour des derniers rendez-vous de Myriam et Katia, la question des papiers. Tandis que Katia, portable rivé à la main et maquillage impeccable, retrace avec Elodie son parcours d’errance et de violence afin de se préparer à son entretien à l’Ofpra (2), Mathilde aide une Myriam un peu perdue à constituer son dossier de demande d’asile. Et de préciser : "On intervient car leur régularisation relève directement des violences qu’elles ont subies ou qu’elles subiront en cas de retour au pays." Quant à celles dont la famille réside en France, "la priorité est de leur obtenir une ordonnance de protection", explique Estelle, juriste au CIDFF 93 (3) et intervenante auprès de l’association. Reste la plainte, à laquelle peu recourent de honte d’accabler leurs parents, même s’ils risquent au pire d’être poursuivis pour délit de manœuvre dolosive (4). Seule Laura l’a fait, mais pour violences conjugales. Enceinte, elle devra aussi régler l’autorité parentale de son enfant à naître.
Au centre, les filles apprennent aussi à gérer le quotidien
Au CHU, les jeunes filles reprennent le cours d’une vie quasi normale. Katia cartonne en Terminale S avec 17 de moyenne, et Moïra s’est inscrite au BTS comptabilité dont elle rêvait. Quant à Myriam, si sa rencontre avec les filles du centre l’a sortie de sa solitude, elle regrette de "ne toujours pas pouvoir aller à l’université faute de papiers". Pour que ses journées paraissent moins longues, elle rédige des annonces pour trouver un job, participe aux ateliers d’insertion professionnelle ou de danse, cuisine et rigole avec sa coloc’. En plus de bénéficier d’une domiciliation et d’un suivi santé, "elles apprennent à gérer le quotidien, que ce soit la recherche de stage ou faire une machine, et reçoivent des tickets service et transport, vu qu’elles n’ont aucune ressources", résume la directrice.
Le CHU n’est normalement qu’un passage d’un mois et demi dans leur vie. Un temps destiné à les mettre en sécurité et trouver les dispositifs adaptés à chacune. Pour Katia, Elodie propose le contrat jeune majeur, qui donne accès à un appartement partagé et une aide financière le temps de finir ses études. Problème : elle ne peut en bénéficier que seule. Inconcevable pour celle qui refuse d’être séparée de Laura."J’aurais trop mal sans elle, et je ne la laisserai pas alors qu’elle est enceinte." Chaque week-end, les cousines restent ensemble à regarder des films et à prendre soin l’une de l’autre dans leur chambre, où elles ont accolé les lits.
Moïra, elle, se lamente. "Je pensais qu’on y préparerait un après plus stable, avec job et logement. J’ai l’impression de faire tout moi-même." "L’équipe les accompagne, mais elles doivent faire une partie des démarches", assure Elodie qui y voit une voie vers l’autonomie. Malgré ça, Moïra ne regrette pas d’avoir fui un mariage qui l’aurait empêchée de vivre. Comme Myriam et Katia, "même si ça fait mal d’être éloignée des parents", et malgré le fait qu’elles aient du "affronter autant de difficultés". En avril, titre de séjour en poche, Katia a quitté le CHU pour prendre un logement privé avec Laura. Peut-être, un jour, reprendront-elles contact avec leurs parents, pour leur prouver qu’elles s’en sont sorties malgré tout. Et sans mari.
* Les prénoms et les détails mineurs des histoires de ces femmes ont été modifiés.
1. Lieu d’accueil et d’orientation Pow’Her. associationfit.org.
2. Office français de protection des réfugiés et apatrides.
3. Centres d’information départementaux sur les droits des femmes et des familles.
4. La loi du 5 août 2013 fixe à trois ans de prison et 45 000 euros d’amende la peine encourue pour avoir trompé une personne dans le but de l’emmener à l’étranger pour la forcer à y contracter un mariage.
Article publié dans le magazine NEON en octobre-novembre 2021
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