« Messe de minuit »

(NDLR: Georgette Renaud et Daniel Projean de la Porte ouverte sur les mots vous présentent pour le mois de décembre 2021, un conte de la région du Bas St-Laurent ; «La messe de minuit», un extrait du livre : « Contes de Tartigou »,auteure Andrée Gendron, éditions Histo-Graph, 2020).

Le Père Daniel était un homme fier, généreux et sensible. C’était aussi un géant de six pieds et six-pouces et de 250 livres. Enfant, il était déjà plus grand et plus gros que les autres et son physique semblait le destiner à vivre de la force de ses bras. Personne n’aurait pensé qu’il rejoindrait les ordres et serait appelé à ouvrir des missions en Gaspésie. Mais le Père Daniel avait eu une révélation de sa foi très jeune. Elle lui était venue chez son oncle, Vilbon Gosselin, le forgeron de Tartigou. Cet oncle, c’était un magicien qui savait transformer le fer en outils, la forêt en billots, les billots en planches, les planches en maisons, le blé en farine, l’eau d’érable en sucre, le lait en beurre, le bois, le fer et le cuir en voitures et, avec sa complice et épouse, les enfants agités et débraillés en jeunes hommes de bonne tenue. Et c’est pour ce dernier tour de magie que sa mère avait confié le jeune Daniel à son oncle Vilbon dans sa prime jeunesse.

Avec un moulin à farine et à scie à opérer, une terre à défricher, des champs à semer, du foin et du blé à récolter, des vaches à traire, des chemins à construire et tous les autres travaux que la terre commande, Vilbon Gosselin avait des journées bien remplies. Mais il trouvait le temps de veiller à la formation de sa paroisse, Saint‑Ulric. À la Noël 1868, lui et les autres francs-tenanciers[1] de Saint-Ulric avaient adressé une demande à l’évêque de Rimouski, Mgr Jean Langevin, pour faire de leur mission une paroisse. Tout imbu de son récent titre d’évêque, Mgr Langevin avait tôt fait d’accepter leur requête, toute nouvelle paroisse apportant des bienfaits à la grande famille apostolique des Canadiens français et bien sûr, une forte reconnaissance de Rome à l’évêque du diocèse. C’est ainsi que le 17 février 1869, Saint‑Ulric devint une paroisse en bonne et due forme. Tout heureux d’obtenir sa paroisse, Vilbon Gosselin fut nommé marguillier avec Antoine Lepage et Antoine St-Laurent.

C’est le 16 juin 1869, que le jeune Daniel éprouva l’émerveillement qui l’a conduit à la prêtrise. Très tôt le matin, son oncle avait réveillé la maisonnée :

Eh oui, c’était aujourd’hui ! On en avait tant parlé… La cloche, une belle cloche de 298 livres. C’est sa tante, Marcelline, qui en serait la marraine. Cette cloche portera le nom de Marcelline en plus de Jeanne, Josephte et Georgiane. Quel honneur ! Pensez-y, le nom de sa tante allait résonner sur toute la paroisse chaque dimanche, à l’angélus, aux baptêmes, aux mariages, à la messe de minuit… La veille, on avait vu passer à Tartigou Mgr Langevin avec son secrétaire dans une voiture décorée de cuir et de dorures. On aurait dit le carrosse royal. Daniel en était certain, cette journée serait la plus belle de sa vie.

Rendu au village, Daniel avait vu Mgr Langevin se diriger vers la chapelle. Il se souvenait de tout. Revêtu des insignes épiscopaux, Mgr Langevin, avec à sa droite son secrétaire, avait rejoint le curé Lebel qui se tenait à l’entrée avec le curé Dumas de l’Assomption, le Père Saucier, missionnaire de Restigouche et le curé Rouleau, de Matane. Un à un, ces prêtres s’étaient alors agenouillés devant l’évêque et avaient baisé la bague à la main qu’il leur tendait. Quel moment émouvant ! Tous les colons de la paroisse s’étaient massés dans la petite chapelle avec leurs meilleurs habits. Les écoliers du village, qu’on avait tant bien que mal placés dans le jubé plein à craquer, ouvraient leurs yeux bien grands. Les enfants de chœur, revêtus d’une soutanelle rouge et d’un surplis blanc, semblaient en état de grâce. Qu’il aurait aimé, lui, Daniel, être avec eux près de l’évêque.

Quand Mgr Langevin s’est avancé sous le clocher et fait approcher son oncle et sa tante Marcelline, Daniel fut totalement envahi par la grâce divine. Quand l’évêque prononça une formule en latin et lança l’eau bénite de son goupillon vers la cloche, Daniel sut qu’il allait devenir prêtre.

Presque dix ans après cet appel de Dieu, ce n’était plus Daniel, mais le Père Daniel qui s’en retournait dans la paroisse de Saint‑Ulric pour donner un coup de main au curé Drapeau, bien occupé par la fin de la construction de l’église. Le Père Daniel était fébrile, il allait s’arrêter à Tartigou et revoir son oncle. Il le savait toujours bien occupé, surtout depuis qu’il avait été nommé quatre ans plus tôt syndic avec Alexis Pelletier et Noël Desrosiers. Ce rôle leur donnait comme tâches d’exécuter le décret de l’évêque pour la construction de l’église et de prélever les cotisations des propriétaires de la paroisse.

Le Père Daniel arriva par le train à Métis où l’attendait une voiture à cheval conduite par son cousin Joseph, le jeune, vigoureux et brillant fils de son oncle Vilbon. Tout content, le Père Daniel monta aussi rapidement que lui permettaient le port d’une soutane et son imposante stature :

Le Père Daniel demeura silencieux tout le reste du trajet. Il réfléchissait. Qu’était-il arrivé ? Le Père Daniel avait su que le superbe moulin à scie de la rivière Blanche avait brûlé l’année d’avant le début de la construction de l’église. Les colons qui faisaient chantier l’hiver s’étaient retrouvés sans les quelque deniers que ça leur rapportait. De toute façon, le bois ne se vendait plus. Les Anglais de Londres, qui achetaient tout le bois canadien auparavant, subissaient les contrecoups de la dépression économique qui s’étendait sur toute l’Europe. Au pays, les colons abandonnaient les uns après les autres, terres et maisons, pour aller travailler dans les filatures de la Nouvelle-Angleterre. En Gaspésie, la misère était encore plus grande qu’ailleurs. Le train, qui aurait permis de commercer avec les États-Unis, ne s’y rendait pas. Pourtant, on avait tant espéré voir l’Intercolonial passer par la côte, au nord et au sud, jusqu’à Gaspé. Il ne faisait que s’arrêter à Sainte-Flavie pour passer par la vallée de la Matapédia et continuer au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Rien pour la belle paroisse de Saint‑Ulric ! On aurait pourtant eu tant besoin d’argent pour la construction de l’église et du presbytère. Il ne restait que des bras et du courage, les colons n’en manquaient pas, mais sans argent…

Le Père Daniel pensait encore à la situation lorsqu’il arriva à Tartigou. Quel bonheur de revoir la rivière, la fascine, qui fournissait de si belles anguilles, la maison de son oncle, le moulin, la forge, les dépendances… Quelle beauté dans ce paysage où la mer si calme et d’un bleu profond accueillait les eaux limpides de la rivière. Comment ne pas être heureux devant tant de beauté ?

« Messe de minuit »

En entrant, le Père Daniel fut immédiatement frappé par l’apparence de son oncle. Dans son souvenir, son oncle était un géant, presque aussi grand et costaud que lui-même. Ce n’était pas cet homme assis dans sa berçante, amaigri, dont l’œil bleu autrefois si vif semblait éteint. Quand il vit son neveu, avec un semblant de sourire, il déclara tout de go sans même un bonjour :

L’oncle remit 50 piastres à son neveu et se tut. Le Père Daniel tenta de lui parler d’autre chose, mais tout ce qu’il put tirer c’est :

Le Père Daniel sortit de la maison et demanda à Joseph de le conduire au presbytère. Il devait aller voir le curé Drapeau pour obtenir plus de précisions sur ce que lui avait dit son oncle. Était-ce vrai ou était-ce la tristesse qui lui faisait voir tout en noir ? L’évêque avait-il vraiment demandé au curé de priver de messe de minuit les pauvres paroissiens de Saint‑Ulric ?

Sur tout le trajet jusqu’au village, le Père Daniel n’en revenait pas de voir des fermes abandonnées : plus de vaches dans les champs, plus de poules près des poulaillers, plus de cochons près des soues. Il ne voyait que le foin jauni qui séchait dans les champs. Dans le jardin des Fiola, on voyait pousser des aulnes alors qu’auparavant on y cultivait de gros choux bien dodus, qui allaient donner de la bonne soupe durant tout l’hiver. Le Père Daniel apprit de son cousin que les Fiola étaient partis aux États-Unis depuis cinq ans abandonnant comme bien d’autres leur maison, leur jardin et leurs champs défrichés à la sueur de leur front.

Tant d’efforts perdus. Peut-être pourraient-ils vendre ce précieux bien plus tard quand la prospérité reviendra ? Car le Père Daniel en était convaincu, les années de vaches maigres seraient suivies d’années de vertes prairies, comme il l’avait lu dans les écritures.

Le curé Drapeau accueillit le Père Daniel à bras ouverts. En voyant cet homme calme et bon, le Père Daniel se sentit rassuré et sut qu’il pouvait lui demander ce qu’il voulait savoir. Mais avant tout, il voulait voir la nouvelle église. Le curé la lui fit visiter. C’était une belle église en pierre, de 110 pieds de longueur et de 45 pieds de largeur. L’intérieur était sobre, mais bien décoré. Cependant, en levant les yeux pour voir la cloche, celle qui portait le nom de sa tante, le Père Daniel vit le jour.

De retour au presbytère, le Père Daniel interrogea le curé Drapeau.

Le curé partit chercher la lettre et la lut :

« Aux fidèles de Saint-Ulric,

Nous avons appris avec grand plaisir, Nos chers Frères, que vous avez pu assister aux offices dans la nouvelle et belle église que vous venez de construire il y a même déjà quelques mois. Mais une pareille œuvre ne doit pas rester imparfaite. L’état où est encore cet édifice ne permet pas d’y célébrer commodément les Saints Mystères, surtout sur semaine. Même le dimanche, le clocher n’étant pas suffisamment clos et laissant pénétrer le vent, la pluie et la neige, votre santé, aussi bien que celle du Curé, est exposée à y souffrir sérieusement.

De plus, il serait de toute nécessité que le nouveau presbytère fût mis à la disposition du prêtre afin que son ancienne résidence puisse servir de sacristie dès cet hiver.

C’est surtout le strict devoir de Messieurs les marguilliers de tenir la main à l’exécution de ces travaux et Nous leur ordonnons expressément de faire fermer le clocher d’ici au 8 décembre prochain, faute de quoi la paroisse sera privée de tout office solennel, même pour les sépultures.

Quant au presbytère et à la sacristie, ces deux édifices devront être prêts pour leur nouvelle destination d’ici à Noël, sans quoi la paroisse sera privée de la messe de minuit, et très probablement Nous donnerons instruction à monsieur le Curé de recommencer à dire la messe dans la vieille chapelle.

Nous serions très chagrin, Nos Chers Frères, d’être forcés à recourir à des moyens de rigueur pour faire remplir leur devoir à Messieurs les marguilliers pour vous obliger de votre côté, à payer vos termes de répartition. Nous savons qu’il y a parmi vous beaucoup de bons chrétiens heureux de contribuer à élever une demeure à Notre Seigneur Jésus-Christ ; mais Nous savons aussi qu’il y a un trop grand nombre de gens négligents ou mal disposés auxquels Nous devons rappeler que le paiement de ces contributions est dû sous peine de refus de sacrements, même à l’article de la mort.

Pourtant, quand il s’agit d’édifices religieux qui doivent faire l’honneur de votre paroisse, personne ne devait hésiter ni murmurer ; tous au contraire devraient y contribuer avec joie et empressement sachant que Dieu récompense au centuple tous les sacrifices que l’on s’impose pour sa maison.

Nous nous flattons donc que ceux qui jusqu’à présent ont tiré de l’arrière vont se montrer aussi zélés que leurs co-paroissiens pour cette œuvre importante.

Sera la présente lettre lue au prône du premier dimanche après sa réception puis enregistrée et conservée aux archives.

Donnée à St-Germain de Rimouski en notre résidence épiscopale, ce vingt-huit novembre mil huit cent soixante-dix-huit.

Jean, Év. De St-G. de Rimouski »

Même lue d’une voix douce et rassurante, cette lettre faisait l’effet d’un coup de poignard dans la poitrine du Père Daniel. Son oncle, qui avait travaillé si fort pour cette paroisse, y laissant sa santé et son argent, ne pourrait pas se remettre si l’évêque mettait ses menaces à exécution. Il lui fallait agir.

Le Père Daniel informa le curé de la demande de son oncle,

Le Père Daniel connaissait bien cette affaire. Elle avait commencé en 1875 lorsque Mgr Langevin était intervenu en faveur du candidat conservateur, un catholique, contre un autre candidat libéral et protestant, qui briguaient tous les deux le comté de Bonaventure. Sur une plainte du candidat libéral, cette affaire avait été portée devant les tribunaux et le jugement rendu en décembre 1876 par le juge Louis-Napoléon Casault, professeur de droit à l’université Laval, mettait en cause Mgr Langevin pour abus d’influence. En réaction à ce jugement, Mgr Langevin avait usé de son influence pour faire congédier le juge de sa chaire à l’université, mais en vain. Le clergé et la magistrature ne l’appuyèrent pas dans sa démarche. Il en voulait tout spécialement à Ulric Tessier, maintenant juge à la Cour du banc de la reine et lui aussi enseignant à l’Université Laval. Si, auparavant, le juge Tessier était un des rares citoyens à être accueilli à l’évêché de Rimouski, il n’était plus reçu par l’évêque après avoir soutenu son collègue.

Mais pourquoi les paroissiens de Saint‑Ulric étaient-ils victimes de ces querelles ? Le Père Daniel y voyait une grande injustice.

Le curé s’arrêta de parler. Dans sa tête, il revoyait ses paroissiens, et surtout ses paroissiennes, qui se faisaient une joie de pouvoir enfin célébrer ensemble la messe de minuit. Il revoyait les enfants de l’école du village auxquels il avait promis une belle messe de minuit dans la nouvelle église. Il était convaincu que le Bon Dieu ne pourrait pas laisser ses ouailles sans messe de minuit et il se mit à prier.

Même s’il savait que sa démarche allait probablement être inutile, le Père Daniel se prépara dès le lendemain pour se rendre à Rimouski. Son oncle lui avait confié une mission, il allait la remplir. Très tôt le matin, il se fit conduire par le bedeau jusqu’à Métis pour prendre le train vers Rimouski. Arrivé à la gare, il vit une famille qu’il connaissait bien qui attendait près du guichet. Il y avait le père, la mère et huit enfants, dont le plus vieux avait à peine seize ans. Leurs habits étaient usés jusqu’à la corde et leurs chaussures de cuir de bœuf, en aussi mauvais état, étaient trop minces pour les protéger du froid de ce début de décembre.

Le Père Daniel pensa à l’argent que lui avait donné son oncle. Avec 50 piastres, la famille en aurait assez pour prendre le train et se loger en arrivant aux États-Unis. Il pensa que le Bon Dieu comprendrait et donna l’argent. Il allait trouver un moyen de le rendre à son oncle.

Monsieur Leblanc prit l’argent et dit :

Le Père Daniel monta dans le train avec la famille Leblanc. Il jeta un regard sur un des enfants qu’il n’avait pas remarqué avant, un beau garçon joufflu, aux yeux bleus, avec de belles boucles blondes et en habits blancs qui avaient l’air tout neufs. Cet enfant lui fit penser aux anges du ciel.

Rendu à Rimouski, le Père Daniel se dirigea sans attendre à l’évêché pour demander une audience à Mgr Langevin. On lui dit de revenir le lendemain, car son secrétaire n’était pas là et lui seul pouvait organiser un entretien. Il devait donc attendre. Il alla demander l’hospitalité aux sœurs des Ursulines qui l’accueillirent avec bienveillance. Le lendemain, il retourna à l’évêché, mais on lui dit encore de revenir le lendemain, ce qu’il fit. Sachant que le temps pressait, le Père Daniel se dit qu’il ne pourrait plus attendre un jour de plus et si le lendemain, il ne pouvait rencontrer l’évêque, il n’aurait d’autre choix que de retourner à Saint‑Ulric. Heureusement, il fut reçu la journée suivante en fin d’après-midi. Après le rituel habituel, il put enfin exposer sa demande.

Le Père Daniel n’insista pas, il savait que quoi qu’il puisse dire, l’évêque resterait sur sa position. Il retourna chez les Dames Ursulines pour y passer la nuit et prit le train le lendemain pour retourner à Métis et prendre une voiture pour se rendre au presbytère de Saint‑Ulric. Il fut reçu par le curé Drapeau et l’informa qu’il n’avait pas pu obtenir la permission de l’évêque.

Le Père Daniel fit préparer la voiture et partit vers Tartigou. Chemin faisant, il pensa à son oncle. Il avait failli à sa mission. Comment lui annoncer ? Il lui revint en mémoire l’argent qu’il lui avait confié et qu’il n’avait plus. Il se disait que c’était un moindre mal et que d’ici le printemps, il pourrait amasser ce qu’il fallait pour le lui rendre. Ce qui l’angoissait vraiment, c’était la messe de minuit qui ne serait pas donnée s’il ne réussissait pas à trouver mille piastres. Une mission impossible ! Sur ces pensées, il arriva chez Alexis Pelletier. Il fut reçu par son épouse Justine qui lui dit d’aller rejoindre son mari à l’étable.

Le Père Daniel lui raconta tout : la mission que lui avait confiée son oncle, la lettre de Mgr Langevin, son échec durant son audience à l’évêché.

Le Père Daniel et Alexis Pelletier montèrent dans leur voiture et se dirigèrent vers la route des St‑Laurent pour se rendre au deuxième de Tartigou. Premier arrêt, chez Antoine St‑Laurent.

De retour à la voiture, le Père Daniel n’en revenait pas. Pour une première visite, déjà dix piastres. Avec 225 familles dans la paroisse, ça devrait faire le compte. Cependant Antoine St-Laurent était un cultivateur prospère, il ne devait pas se montrer trop enthousiaste, les autres pouvaient être sans ressources. Mais, de maison en maison, il semblait y avoir eu un miracle. Les paroissiens avaient tous de l’argent à donner. Les uns avaient reçu de l’argent des États-Unis, d’autres avaient ramassé un bon pécule en vendant leurs produits et enfin, certains avaient reçu des héritages ou d’autres legs inattendus. Les colons qui ne l’avaient pas fait, payaient comptant leur quote-part et plusieurs y ajoutaient une, deux, trois et parfois jusqu’à dix piastres. Tous n’étaient pas aussi généreux, mais ils y allaient selon leur capacité et leur ferveur religieuse, souvent sous l’œil attentif de leur pieuse épouse. À la fin de la journée, Alexis Pelletier avait recueilli plus de mille piastres. Il ne le croyait pas lui-même. Il était convaincu que le Bon Dieu avait eu pitié des paroissiens de Saint‑Ulric et qu’il n’avait pas voulu les priver de la messe de minuit dans la nouvelle église où, pour une première fois, il y aurait de la place pour tout le monde.

De retour au presbytère, le Père Daniel s’empressa d’avertir le curé de cette bonne nouvelle. Le lendemain, à la première heure, il partirait à Métis avec Alexis Pelletier, pour prendre le train et se rendre à Saint-Fabien. C’est là que vivait l’entrepreneur Fournier.

Le Père Daniel revint le surlendemain, heureux de savoir que l’entrepreneur allait reprendre les travaux dans les meilleurs délais. La journée était froide et grise. Un temps de fin novembre avec des brouillards de neige. En descendant de la voiture près du presbytère, il arrivait à peine à voir à un pied devant lui. Dans ce brouillard apparut un enfant qui lui remit une lettre et disparut rapidement. Le Père Daniel crut distinguer des boucles blondes qui dépassaient du chapeau de l’enfant, mais c’est tout ce qu’il put voir. Dès qu’il fut dans le presbytère, il ouvrit la lettre sur laquelle son nom était écrit en lettres majuscules. Elle était remplie de billets pour une valeur de 50 piastres, mais il n’y avait rien d’autre. Il alla retrouver le curé.

Et les travaux reprirent. Le presbytère fut complété en moins de deux semaines. Le curé Drapeau y aménagea et son ancien presbytère fut déplacé et accolé à la façade est de l’église pour servir de sacristie comme l’avait demandé l’évêque. À la mi-décembre, plus aucun doute ne subsistait, le curé Drapeau pourrait célébrer la messe de minuit dans la nouvelle église.

Le curé était très pris par les préparatifs de la messe de minuit. Il lui fallait revoir tout le cérémonial des trois messes qui constituent cette grande célébration, préparer les enfants pour la crèche vivante et s’occuper des cantiques. On allait chanter l’Adestefideles, Nouvelle agréable, Dans cette étable, Les anges dans nos campagnes, Ça, bergers, assemblons-nous et surtout, Minuit, chrétiens. Juste pour choisir celui qui allait entonner ce magnifique chant, le curé avait plus que faire. Il lui fallait aussi veiller à ce que les dames patronnesses confectionnent les costumes des enfants, fassent construire la crèche, installent les décorations et quoi d’autre ? Il n’avait pas assez d’une journée de vingt‑quatre heures pour tout organiser. Il confia au Père Daniel le soin d’administrer les baptêmes et les sépultures ainsi que les confessions et les offices courants. Au 24 décembre, il avait baptisé neuf bébés, neuf nouvelles âmes pour le Seigneur. Il avait aussi célébré le service funèbre de Marthe Paquet, l’épouse d’Henri Cimon. Il ressentit une grande peine en bénissant la sépulture de cette femme, arrivée avec son mari sur le territoire de Saint-Ulric au tout début de la colonie.

Ce fut enfin la grande célébration. Tout était prêt. Le curé Drapeau avait su bien faire. Les paroissiens semblaient si heureux. Son oncle Vilbon arriva parmi les premiers avec sa famille. Il avait enfin repris des couleurs et affichait un grand sourire. Le Père Daniel en était tout ému. Et les chants, et les décorations, et la crèche ! Elle était si belle, avec tous les personnages en beaux costumes pour personnifier la Sainte-Vierge, Joseph, le petit Jésus, les bergers et les rois mages. Tout ça n’aurait pu arriver si on n’avait pas ramassé l’argent nécessaire à la reprise des travaux. Un vrai miracle, pensait le Père Daniel.

Tout d’un coup, le Père Daniel vit un nouveau personnage se faufiler au fond de la crèche. Un enfant joufflu, aux boucles blondes, habillé en blanc et portant des ailes comme un ange. Le Père Daniel se retourna vers le curé.

Le Père Daniel se retourna. Il lui sembla voir une ombre fuir la crèche. L’ange avait disparu.


[1]. Cette appellation est héritée du droit féodal où une tenure est une terre concédée par le seigneur à un tenancier. Le franc-tenancier est celui qui a racheté sa terre et qui n’est pas soumis au droit féodal.

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