Au Bar Commun de Paris, les citoyens rendent à la politique ses lettres de noblesse
Par Simon Louvet Publié leActu ParisVoir mon actu
« Ce ne sont pas que des anecdotes, c’est du fondamentalement politique, au sens noble du terme. » La femme qui s’exprime jeudi 13 janvier 2022 fait partie du public du Bar Commun. Elle est venue écouter Abdoulaye Sissoko et Zakaria Harroussi, deux enfants du 19ème arrondissement qui ont raconté leur Quartier de Combat dans un livre.
Sans le savoir, la sexagénaire a résumé une grande partie de l’ADN du bar associatif installé dans la populaire rue des Poissonniers, aux limites nordiques du 18ème arrondissement de Paris. Un bar sans salarié, où l’on discute des grands enjeux de société tout en cultivant un esprit de solidarité qui unit aides administratives et ateliers de débats.
Plongée dans un « laboratoire humain et politique » qui vit avec l’objectif de, pas à pas, « créer le monde dans lequel on a envie de vivre », ambitionnent ses bénévoles engagés.
Au Bar Commun, la politique « au sens large »
Un lieu politique sans politiques : à trois mois de l’élection présidentielle, cette logique peut décontenancer. Sophie, co-fondatrice, explique sans ambages le choix fait à l’ouverture du lieu en 2017 : « Nous sommes politiques, mais apartisans. Des bénévoles sont politisés ou dans des partis politiques, mais nous mettons un point d’honneur à ne pas accueillir de politiques. Les élus peuvent boire un coup, mais ils n’auront pas de tribune. »
Cette position permet au bar, créé sans subvention publique après un crowdfunding et à l’équilibre financier, de pousser sa vision de la cité, la polis. « Quand tu aides quelqu’un à traverser la rue, c’est politique », pose Sophie. La politique est débattue « au sens large », ici. D’abord bar, la vingtaine de tables carrées devient assez vite caisse de résonance aux discussions du soir. Vendredi, c’est autour d’Abdoulaye et Zakaria.
« On fédère, on se débrouille et on s’active »
Les deux quadras ont grandi dans le 19ème, en ont connu les guerres de quartiers et en ont vu les moments de solidarité quotidiens. Dispatchées en onze lieux de l’arrondissement le plus pauvre de la capitale, leurs anecdotes éclairent l’histoire d’une génération. Celle de la fin des années 1980 qui a connu « les toxicos, l’héro, le graf et le hip-hop » pour le côté obscur et « l’instinct de débrouille » qui pousse à monter des boîtes éphémères côté lumière.
Abdoulaye et Zak’ racontent au public leurs séries de tentatives entrepreneuriales, de l’idée d’importer des vêtements hip-hop depuis les États-Unis à un vidéo-club en passant par une boîte de conseil. « On fédère, on se débrouille et on s’active pour faire du business », explique Zakaria, éboueur de métier dont le rêve est une entreprise solide pour « embaucher dans le quartier » où les nouveaux immeubles n’ont pas gommé les difficultés. La politique, très peu pour les deux hommes qui donnent de leur temps au service de leurs quartiers à travers des engagements associatifs : « On est jetés en pâture aux politiques qui viennent nous voir pour les élections et nous oublient ensuite, il ne peut pas y avoir de confiance comme ça. »
Ce constat n’étonne pas grand monde dans la petite quinzaine de personnes présentes. Il fait réagir Cathy, associative de Stalingrad qui a grandi « en enjambant des morts et des tox’ rue d’Aubervilliers ». Elle s’émerveille d’un livre où elle s’est reconnue, car il détaille avant tout « une histoire de codes » : « J’ai revécu mon enfance, c’est une mémoire ! » L’assistance s’accorde sur l’obéissance que devraient avoir les politiques pour leurs administrés.
Près de la vitre, un groupe venu trinquer a été surpris par l’allumage du micro d’Andy, l’un des bénévoles aussi membre du conseil d’administration. Le groupe s’est pris au jeu et suit avec intérêt l’échange entre le bénévole et les auteurs, avant d’écouter le public.
Sharing skills for community development!Teaching Women how to make table mats using wooden beads#Rwot https://t.co/2WKKByceHj
— kakizi jemima Thu Sep 27 12:46:12 +0000 2018
« Le café est le parlement du peuple »
C’est un des trois piliers qui définissent les conditions d’existence du Bar Commun, celui où l’on « apprend à débattre » avec une volonté de « sensibiliser par le fait d’être ensemble », marque Sophie, plaçant le lieu dans l’héritage des cafés républicains du 19ème siècle.
Comprendre qu’entrer au Bar Commun n’est pas forcément synonyme d’un débat politique servi avec la pinte. Ouvert à tous, le Bar Commun fidélise par l’adhésion obligatoire à l’association pour consommer, en raison de son statut de bar associatif, mais surtout par ses tarifs défiant toute concurrence. Des prix bas garantis par l’absence de salarié et par l’engagement des bénévoles, organisés avec des référents par pôles.
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Agnès, trentenaire entrepreneuse, est venue « pour un atelier tricot » et a depuis fait du bar son QG. Attirée par les bonnes choses pas chères – café à un euro, bière Goutte d’Or brassée dans le 18ème à deux euros le demi et la planche à sept euros – Agnès souscrit aux deux autres piliers : convivialité par les activités et engagement solidaire.
Une opposition « habitants contre bobos » atténuée par l’intégration au quartier
Outre l’engagement nocturne du mardi au dimanche, le Bar Commun est aussi lieu d’accueil pour les habitants du quartier. Un équilibre parfois fragile. « On n’est pas dans le coin le plus gentrifié de l’arrondissement, donc ça a pu être polarisant », estime Andy. Le Bar est coincé au nord par les Maréchaux, à l’Est par les rails qui découpent le 18ème et à l’Ouest par la barrière mentale que peut encore représenter l’alignement Barbès-Ornano. « Mais le lieu est assez accueillant pour que les habitants viennent, se sentent accueillis et intégrés. »
Hadrien, bénévole, voit dans cette opposition « habitants contre bobos » une dimension très politique. Il avait constaté cette séparation lorsque, dans un atelier débat, un participant a constaté que le groupe était uniforme, « des bobos blancs ». L’homme s’est levé d’un bond, a traversé pour aller voir « les gars devant l’épicerie » voisine et pris leurs témoignages.
Sophie reconnaît qu’il a d’abord existé un croisement de populations différentes avant que la mixité ne commence à se créer. Les ateliers organisés en journée sont un outil essentiel, au service du quartier : « On fait de l’entraide administrative pour la Caf, le Pass Navigo, les documents d’identité, ce qui apporte un truc de fou notamment par rapport à la fracture numérique. Beaucoup n’ont pas d’ordinateur, certains ne parlent pas bien français et face à ce mur, c’est tellement dur. On les aide à aller vers une certaine autonomie, et ça marche. Il y a la queue pour les ateliers, où certains sont venus pour avoir de l’aide dans la rédaction d’une lettre d’amour. On a pas mal de jeunes au soutien scolaire aussi, pareil à nos ateliers Moulin à Paroles, des discussions pour aider des migrants à appréhender le français. »
Un « formidable espace de liberté » construit « pour avancer »
Les regards défiants se sont adoucis au fil des ans, depuis les travaux du début où certains habitants experts en travaux manuels ont constaté que les bénévoles faisaient « n’importe quoi » avec le carrelage qu’ils posaient. Le premier coup de main est venu des habitants, en même temps que des bénévoles animaient des points cafés dans le quartier pour « avoir les idées des gens, qu’ils prennent le pouvoir ». En 2020, 372 bénévoles se sont mobilisés.
D’autres associations en profitent. Le Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants (BAAM), Linkee et La Cloche ont leurs boîtes à roulettes rouges, construites par des bénévoles du Bar Commun comme le reste, pour entreposer leur matériel. Un exemple de plus de la volonté du lieu d’être « politique par le demos, par le peuple », apprécie Andy.
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Chef de projet à la ville, il a réduit ses engagements associatifs ailleurs mais « reste ici », un « formidable espace de liberté » auquel il se dit « farouchement attaché ». Sophie ne dira pas le contraire, désireuse de poursuivre le développement « organique et opportuniste » du Bar Commun, construit au fil des idées des bénévoles : « On se confronte les uns aux autres, à nos différences, nos personnalités, nos obsessions, on accepte de se friter un peu et d’accepter la discussion jusqu’à un accord. Tout le monde doit être écouté, on ne veut pas de l’argumentation politique pour gagner, mais pour avancer. »
Informations pratiques :Le Bar Commun, 135 rue des Poissonniers, Paris 18Ouvert du mercredi au dimanche (14h-23h le mercredi, 17h-23h le jeudi, 17h-minuit le vendredi et 10h-minuit les samedis et dimanches), programmation sur le site.Cet article vous a été utile ? Sachez que vous pouvez suivre Actu Paris dans l’espace Mon Actu . En un clic, après inscription, vous y retrouverez toute l’actualité de vos villes et marques favorites.
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