Colombie : la révolte des jeunes sans avenir
Dieciocho
(Dix-huit) a 18 ans. Il monte la garde depuis le tout début des manifestations, le 28 avril, assurant la surveillance des barricades pendant la nuit. Comme tous les jeunes à qui nous avons parlé, il ne veut pas donner son nom ni montrer son visage à la caméra. La peur de la police est trop forte.
Dieciocho fait partie de la première ligne, ceux qui affrontent les policiers et défendent les barrages improvisés pendant les semaines de grève nationale
. S’il est là, c’est pour ses filles de 5 et 3 ans, explique-t-il. Ce sont elles qui me motivent, je veux qu’elles aient les possibilités que je n’ai pas eues
.
Des possibilités
, c’est le terme qui revient constamment dans la bouche de ces jeunes, majoritairement issus des couches les plus pauvres de la société colombienne. La possibilité de faire des études à un coût abordable, plutôt que de devoir quitter l’école à la fin de la 5e année, comme Dieciocho, mais aussi de travailler, dans ce pays où un jeune sur quatre est sans emploi.
Nous n’avons pas d'occasion de travailler, étudier ou créer une entreprise
, résume Andrés, 25 ans. Fortement impliqué dans la barricade du secteur de Melendez, au sud de la ville (démantelée depuis le 30 mai), il a eu maille à partir avec les forces de l’ordre à plusieurs occasions.
Membre, lui aussi, de la première ligne, il a pris ses distances après trois semaines, craignant les représailles de la police.
J’ai peur des persécutions qui pourraient venir après, explique Andrés. Maintenant, ils sont occupés à nous surveiller et à prendre des renseignements, mais quand tout se sera calmé, ils vont aller chercher les leaders. J’ai donc décidé de me tenir tranquille pour un moment.
C’est pour se protéger qu’il couvrait son visage quand il montait la garde aux barricades. Il changeait de vêtements plusieurs fois par jour pour tenter de déjouer ceux qui le surveillaient.
Cette peur de la judiciarisation est présente chez tous ceux à qui nous avons parlé, qu’ils soient des membres de la première ligne ou simplement des sympathisants.
Ils nous accusent de terrorisme, de port d’armes, de tentative d’homicide, de faire partie d’une association de malfaiteurs, soutient Enzo Alvarez, 30 ans, du collectif Convergencia por la paz (Convergence pour la paix). Je sens qu’on nous suit, qu’on est sur écoute.
Les policiers ont commencé à porter des accusations contre des enseignants, des journalistes, des avocats, raconte Armando, 30 ans, chargé de cours à la Universidad del Valle. Ils arrivent chez les gens, leur enlèvent l’ordinateur et le téléphone. Ils disent : "T’étais au blocage, t’appuies les émeutiers, t’es un terroriste toi aussi." Ça a été long de me rendre au point où j’en suis aujourd’hui, je ne veux pas tout perdre.
C’est à Cali au point de blocage de Puerto Resistencia (Port résistance), vaste zone au sud-est de la ville que nous avons rencontré ces jeunes. Au plus fort de la crise, une vingtaine de points de blocage ont été érigés dans cette ville de 2,2 millions d’habitants, empêchant le passage des véhicules et des marchandises. L’ampleur du mouvement a causé de sérieux maux de tête aux habitants et aux commerçants, qui ont subi des pénuries d’essence et de nourriture, entre autres, ainsi qu’une hausse des prix.
Au fil des jours et des semaines, tous les blocages ont été démantelés, par la force ou la négociation, mais l’insatisfaction, elle, demeure.
Les barricades sont soutenues par une multitude d’acteurs : la première ligne défend le point contre l’assaut des forces de l’ordre, la deuxième s’occupe d’obtenir de la nourriture, qui est souvent préparée par les femmes du quartier, la troisième s’occupe des soins aux blessés, et la quatrième est responsable de la communication.
Des inégalités criantes
Pourquoi continuer à courir ce risque? La cause est juste
, soutient Andrés.
La Colombie est le septième pays le plus inégalitaire au monde et le pire de l’Amérique latine : 1 % de la population y possède 40 % de la richesse.
Comme ailleurs dans le monde, les inégalités se sont encore aggravées pendant la pandémie, qui a entraîné des reculs majeurs pour les plus démunis. À Cali, le taux de chômage est passé de 12 % à 20 % entre 2019 et 2020. La pauvreté a augmenté, de sorte que plus de 60 % des habitants de la ville sont maintenant considérés comme pauvres ou très vulnérables.
Dans les quartiers les plus pauvres, où la plupart des habitants sont des travailleurs indépendants sans aucun filet social, les mesures de confinement ont fait très mal.
Selon l’institut de la statistique, 68 % des jeunes colombiens (10 à 24 ans) estiment que leur situation s’est détériorée au cours de l'année écoulée. Bien des jeunes affirment n’avoir jamais aussi bien mangé que dans le cadre des repas communautaires préparés aux barrages.
La Colombie est un pays jeune : 22 % de la population a entre 14 et 26 ans. Le tiers d’entre eux ne sont ni des étudiants ni des travailleurs.
Cela ne surprend guère Maya, étudiante universitaire âgée de 30 ans, et habitante du quartier où était installé le blocage.
Quand son père a perdu son emploi, il y a quelques années, sa famille a connu la faim pour la première fois, ainsi que des coupures d’eau et d’électricité. Cela a eu un profond impact sur la jeune femme.
Le quartier dans lequel je vis est extrêmement violent, raconte Maya. On y trouve des populations déplacées, des Afro-Colombiens et des Autochtones. Il y a beaucoup de machisme, de violence conjugale. Les jeunes qui n’ont pas d’emploi traînent dans les rues, tombent sous la coupe des malfrats du coin, qui leur font vendre de la drogue et leur fournissent des armes. En prenant conscience de tout ça, je me suis impliquée dans les activités artistiques du quartier, tout en leur donnant une tournure politique.
Cali a reçu de fortes migrations en provenance de la côte Pacifique et du sud du pays, confirme le sociologue Alberto Valencia, professeur à la Universidad del Valle. Il s’agit des personnes déplacées par le conflit avec la guérilla et les paramilitaires, qui n’ont pas trouvé d’emploi formel en ville et survivent comme elles peuvent. Les enfants et les petits-enfants de ces déplacés sont aujourd'hui dans les rues et réclament des opportunités.
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— ASKING FOR A FRIEND Sat Mar 14 03:57:08 +0000 2015
C’est d’abord en réaction à la réforme fiscale proposée par le président Ivan Duque en pleine pandémie qu’ils sont sortis en masse le 28 avril et les jours suivants, à l’appel du Comité del paro (Comité de la grève), comme les Colombiens d’un peu partout au pays.
Mais l’insatisfaction populaire est bien plus profonde. C’est pourquoi le retrait de cette réforme n’a pas calmé la colère.
Un gouvernement déconnecté
Le gouvernement est complètement déconnecté de la population, soutient M. Valencia. Ivan Duque a été élu en 2018, non pas grâce à son mérite personnel, mais plutôt parce qu’il est le dauphin de l’ex-président Alvaro Uribe, celui qui a mené d’une main de fer la lutte contre la guérilla.
Des processus sociaux irréversibles sont en marche en Colombie, affirme le chercheur, mais Duque ne se soucie pas d’aligner son gouvernement avec ces nouvelles circonstances.
Après la signature des accords de paix, en 2016, et même si la violence n’a pas complètement disparu, la sécurité n’est plus la priorité des Colombiens, pense Alberto Valencia. Les gens veulent maintenant avoir accès à l’éducation, aux emplois et à la santé, mais le gouvernement reste sourd face à ces demandes.
La désapprobation du gouvernement d’Ivan Duque atteint des sommets. Selon un sondage Invamer de mai 2021, 76 % des Colombiens désapprouvaient sa gestion du pays.
Le gouvernement ne nous a rien donné en ce qui concerne les possibilités de travailler ou d’étudier, soutient Enzo Alvarez.
Face au mécontentement populaire, la réponse du gouvernement a été la répression. Ils donnent une réponse militaire à des manifestations sociales
, estime Maya.
À plusieurs reprises, le président Duque a tenté d’enlever de la légitimité aux manifestants, qualifiant les actes de vandalisme de terrorisme urbain de basse intensité
et affirmant que le mouvement de protestation était infiltré par une organisation criminelle
cherchant à déstabiliser la société
.
Un bilan catastrophique
L’ONG Temblores et l'Institut Indepaz font état de 75 morts au cours des manifestations, dont 44 assassinats attribués aux forces de l’ordre, 29 autres en cours d’analyse, 228 blessés par arme à feu et plus de 1800 arrestations arbitraires. On dénombre quelque 300 disparus. Parmi les forces de l'ordre, deux policiers ont été tués et 1477 ont été blessés.
À la suite des dénonciations, la police a ouvert des enquêtes disciplinaires sur plusieurs cas de violence. Le président a également annoncé des réformes à venir au ministère de la Défense et au sein de la police.
La Commission interaméricaine des droits de l’homme a envoyé une délégation pour enquêter sur les violences. L’ONU, les États-Unis et l’Union européenne, entre autres, ont dénoncé les excès commis par les forces de l’ordre.
En marge des manifestations, plus de 4000 incidents ont été signalés, dont l’incendie de véhicules et d’autobus de transport public, le vandalisme de banques, de commerces et de stations de police, ainsi que la destruction de feux de circulation et de caméras radar. Près de 3000 routes ont été bloquées un peu partout au pays. Le gouvernement estime les coûts des manifestations à 3,7 milliards de dollars.
Un pays en ébullition
Si certains jeunes ne sont armés que de leur courage et de boucliers, d’autres sont beaucoup plus équipés, reconnaissent les personnes à qui nous avons parlé.
Nous sommes en Colombie, il y a des bandits partout
, souligne Armando, qui déplore un changement du profil des manifestants au cours des dernières semaines. Les plus forts, qui sont souvent liés au crime organisé, ont pris le contrôle des barrages.
En Colombie, le service militaire est obligatoire. En conséquence, beaucoup de jeunes ont reçu une formation au maniement des armes et aux techniques de combat, rappelle-t-il également.
La guérilla est-elle impliquée dans la révolte, comme le suggère le gouvernement? Si elle a sûrement tenté de profiter du désordre, elle n’en est pas l'origine, d'après les chercheurs, dont M. Valencia.
Le gouvernement ne comprend pas l’hétérogénéité du mouvement, affirme-t-il. Oui, des dissidents des FARC sont présents, tout comme des éléments mafieux et des délinquants, mais il y a aussi des gens ordinaires des quartiers, ainsi qu’une quantité de jeunes… il y a toutes sortes de monde.
C’est l’opportunité que les groupes illégaux, tant de gauche comme de droite, attendaient, pour tenter de canaliser cette force populaire pour leur compte
, renchérit Armando, qui s’inquiète du fait que le gouvernement saisisse ce prétexte pour enlever toute légitimité aux manifestants.
Il craint que ces affrontements ne préfigurent une délocalisation du conflit armé colombien à l’intérieur des villes, qui avaient, jusqu’à maintenant, été plutôt épargnées. On est en train de déplacer la guerre dans la ville
, soutient-il.
Rendez-vous en 2022
Si les barrages ont été levés, des affrontements sporadiques se poursuivent avec les forces de l’ordre. Les manifestants ont promis de maintenir la pression jusqu’à ce qu’ils soient écoutés. De nouvelles marches sont prévues au cours du mois de juillet.
Nous avons mis fin temporairement aux blocages, mais nous ne les rejetons pas, déclare dans une vidéo le porte-parole d’un des points de résistance. Nous nous préparons à sortir à nouveau avec plus de force.
La grève ne s’arrête pas, mais elle se transforme en assemblée permanente, explique Maya, de Convergencia por la paz. On va continuer de résister avec des manifestations artistiques et culturelles, ainsi qu’avec les repas communautaires. On veut rester en dialogue avec la communauté.
Avant, les gens ne nous croyaient pas quand on critiquait la police et ils défendaient les policiers, affirme Andrés. Maintenant qu’ils ont vu comment ils nous frappaient, nous gazaient et nous tiraient dessus à balles réelles, ils nous ouvrent leurs portes pour qu’on puisse se réfugier.
Il sera toutefois difficile pour le gouvernement de répondre à ce malaise confus, note Alberto Valencia. Il n’y a pas d’interlocuteur précis avec qui négocier. Il y a bien les revendications du Comité de grève, mais il ne contrôle pas l’ensemble de la mobilisation.
Le sociologue craint une polarisation de la société, avec des secteurs de la classe moyenne et haute qui réclament une présence plus forte des autorités, entraînant ainsi un retour en force de la droite aux élections de 2022.
Les jeunes redoutent cette résurgence du Centre démocratique, le parti de M. Duque, et ils se préparent à y faire face.
Il y a un mécontentement général qu’on n’avait jamais vu auparavant
, dit Enzo Alvarez.
Il faut enlever le pouvoir politique [aux dirigeants actuels] pour qu’ils soient obligés d’engager le dialogue, poursuit-il. S’ils perdent le pouvoir, ils seront obligés d’entamer le dialogue avec nous, autrement ils vont tenter de nous manipuler.
Il souhaite que l’insatisfaction se traduise par un vote contre l’extrême droite d’Alvaro Uribe et Ivan Duque.
Seuls 56 % des jeunes (18-26 ans) ont voté en 2018, soit 20 % de moins que les autres tranches d’âge. Après les événements de cette année, les activistes espèrent qu’ils seront plus nombreux aux urnes.
Il faut éduquer les gens pour qu’ils votent, et pour qu’ils votent bien
, dit Andrés. Les collectifs et les jeunes universitaires ont créé une liste des congressistes qui ont voté contre des lois favorables aux jeunes. On identifie nos ennemis au sein du Congrès, ceux qui nous ont nié le droit à l’éducation, par exemple. Ensuite, on informe les gens.
En attendant 2022, le gouvernement risque de continuer à entendre parler d’eux, soutient El Indio
, un des porte-parole de Puerto Resistencia. Il y a une Colombie qui est en train de se réveiller. Tout cela ne fait que commencer. Cali, c’est juste le début.