Edem Awumey, pendant que les champs brûlent Recevez les alertes de dernière heure du Devoir
Lorsqu’il vivait à Paris, Edem Awumey allait souvent dans les musées. Déambulant d’une salle à l’autre, il se demandait ce que voulaient raconter les peintres, ce que voulait dire le sourire de la Joconde. Dans Noces de coton, son sixième roman, chaque fois que le narrateur, journaliste berlinois, visite Vienne, il se perd en contemplation devant un tableau de Bruegel l’Ancien, La danse des paysans.
« C’est l’élément de mystère qui m’intéresse dans la peinture, raconte le romancier en visioconférence. Dans le tableau de Bruegel l’Ancien, qu’est-ce qui est mystérieux ? Ce sont des paysans qui travaillent dans de rudes conditions et pourtant, ils festoient, dansent, picolent. Qu’est-ce qu’ils célèbrent ? Que disent leurs sourires ? Leurs habits du dimanche ? C’est a priori simple et joyeux, mais qu’est-ce qui se passe derrière ? »
Fasciné par ce tableau qui lui rappelle son grand-père, le journaliste a obtenu la permission de visiter en primeur une exposition de photos intitulée La danse des paysans grâce à la complicité de son ami Ed Kaba, qui gère le nouveau Musée de la révolution verte dans une ville africaine que l’auteur ne nomme pas. Choqué par cette représentation naïve de la vie paysanne, Toby Kunta, planteur de coton engagé récemment comme gardien de sécurité, prend en otage le journaliste et réclame à la Firme, multinationale ayant vendu à plusieurs paysans des graines de coton transgénique qui les ont ruinés, deux cents millions de francs.
Dans l’attente, Toby brûle les photos une à une et les remplace par des artefacts ayant appartenu à ses frères et sœurs paysans. Si la Firme ne répond pas à sa demande, le journaliste, qu’il surnomme Robinson, risque d’être immolé vivant. Bientôt, le soleil brûlant et l’arrêt de la ventilation rendent l’endroit irrespirable.
Soleil noir
Si Mina à travers les ombres (Boréal, 2018), son précédent roman, partageait quelques similitudes avec Les mouches de Sartre, Noces de coton renvoie plutôt à Huis clos, autre pièce du philosophe. Plus encore, à L’étranger de Camus avec ce soleil insolent qui assomme les planteurs de coton du sud des États-Unis, de l’Afrique de l’Ouest, de l’Ouzbékistan et du Rajasthan indien. Le Gatinois d’adoption, qui révèle préférer Camus à Sartre, rappelle que ces écrivains et les dramaturges de l’absurde ont éveillé sa conscience lorsqu’il était adolescent dans son Togo natal.
« Il y a probablement un côté très camusien dans ce roman. Ce soleil brûlant qui revient souvent, c’est un actant, un personnage quasiment méprisant dans mes romans. Écrire, c’est souvent un regard à ces lectures qui nous ont portés. Camus, c’est l’homme révolté. De façon un peu prétentieuse, on peut dire que Toby porte cette colère, cette révolte-là. »
D’une certaine façon, le romancier convie l’esprit de Beckett (En attendant Godot) dans ce huis clos dont les numéros des chapitres vont décroissant, comme dans un compte à rebours.
« L’absurde quelque part, ils ne vont pas y échapper. Dès le début, on est dans l’attente. On ne peut pas arrêter le mécanisme une fois qu’il est enclenché. Va-t-il tuer son otage ou va-t-on répondre à ses doléances ? C’est le roman d’une certaine attente. C’est un paradigme bien fort, que celui de l’attente. Là-bas, d’où je viens, bien des gens ont attendu que quelque chose se passe. On a promis à ces paysans le rêve avec ces OGM. Ils ont semé puis attendu qu’un miracle sorte de la terre. Pour une infime partie, ça a fonctionné, mais pour les autres, ça a été le désastre. Le coton génétiquement modifié n’a pas tenu ses promesses. On l’a vu en Inde et au Burkina Faso. »
La main invisible
Parlant du sort des paysans burkinabés, Edem Awumey confie qu’à la genèse de Noces de coton, il y a eu plusieurs lectures et la situation au Burkina Faso, pays voisin du Togo, qui a tenté l’aventure du coton transgénique, qui l’a interpellé.
« En lisant un article, je tombe sur le témoignage d’un paysan qui se compare à un serf. Dans le roman, Toby dit que nous sommes revenus au Moyen Âge, aux premiers temps de l’esclavage. La différence, c’est qu’aujourd’hui, le maître demeure féroce, mais il est invisible. C’est la Firme. Bien des années et des siècles après, une certaine exploitation perdure. C’est tellement vicieux que les gens ont été acculés à faire certains choix. Avant, on parlait de capture ; les gens étaient transportés en Amérique et n’avaient pas le choix. Aujourd’hui, la démarche est autre, mais au final, on se retrouve devant la même réalité de l’exploitation des plus faibles par ceux qui ont un certain pouvoir économique. »
Tandis que Toby et Robinson, qui a parcouru le monde, échangent sur le sort des paysans, celui des enfants travaillant dans les filatures de Dacca au Bangladesh est également évoqué. L’auteur se défend de susciter la culpabilité chez le lecteur en lui rappelant ces dures réalités. Il souhaite plutôt l’amener à se poser des questions sur ses habitudes de consommation.
« Le but, ce n’est pas de dire “je ne porte plus de vêtements de Cerruti ou de Zadig & Voltaire”, mais d’entamer une démarche qui peut fonctionner comme une certaine responsabilité par rapport à ce qu’on fait pour qu’un certain écho arrive aux oreilles des grandes marques, qui se font fabriquer des habits là-bas pour pas grand-chose. »
Ayant passé les étés de sa jeunesse dans les champs de café et de cacao de ses grands-parents, où il a pu constater que « malgré la dureté du travail, ces gens-là souriaient à la vie », Edem Awumey n’a pas voulu signer un roman à charge contre l’esclavage qui perdure et le capitalisme, mais remettre l’humain au centre de la question dans un face-à-face entre deux solitudes.
« Je pense à cette phrase de Senghor : “Nous sommes les hommes de la danse, dont les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur”. Finalement, les hommes de coton sont peut-être des gens heureux, qui créent le bonheur avec de petites choses avant d’être paysans. Le premier métier n’est-il pas celui de vivre ? C’est ce qui me fascine dans La danse des paysans. »
Ce mot commençantpar « n »
Dans Noces de coton, Edem Awumey emploie un mot qui a été au coeur de plusieurs débats ces dernières années. Aux lecteurs qui pourraient en être heurtés, voici pourquoi le romancier a choisi de ne pas l’exclure de son vocabulaire. « Le mot existe. Le mot a existé. Il dit une histoire heureuse. Il dit une histoire très dure. On ne peut pas vider le dictionnaire de ces mots qui traduisent une réalité. Comment voulez-vous qu’on parle d’esclavage sans évoquer ce mot ? Je suis contre ceux qui vont dire de ne plus utiliser ce mot. Ça veut dire quoi ? On n’en parle plus ? On ne peut pas l’effacer. Il fait partie de l’histoire. Je ne peux pas éviter ce terme-là, alors je l’écris. On ne peut pas écrire l’histoire en en oubliant des pans. On tente l’écriture de quelque chose de total et ce mot fait partie de cette histoire-là. Je suis contre cette démarche voulant qu’on élague le discours et je l’assume. Ne me demandez pas de me débarrasser d’un terme, mais laissez-moi l’espace pour pouvoir l’expliquer. Heureusement, la littérature permet encore le temps de cette explication. »
Nocesde coton
Edem Awumey, Boréal, Montréal, 2022, 252 pages