Hors des sentiers, Balthus

Dans le rare autoportrait exposé dès la première salle de la rétrospective que consacre la Fondation Beyeler à Balthus, l'artiste a 27 ans. Aucun goût pour la proportion ni la mesure. Mais déjà l'art de déformer les corps, le sien en l'occurrence. Cela fera sa gloire, sulfureuse et, de temps à autre, attirera sur lui et ses portraits de fillettes trop jeunes pour être érotisées le soupçon chronique d'obscénité. Thérèse rêvant (1938), tableau d'une préadolescente les yeux clos, rêveuse et insouciante, dont la jupe remonte un peu trop et laisse entrevoir la culotte, fut ainsi la cible, il y a un an, d'une pétition réclamant son décrochage des collections du Metropolitan Museum de New York. En vain. A Bâle, la toile, qui compte parmi une douzaine d'autres que le peintre consacra à Thérèse Blanchard et à son frère, Hubert, entre 1936 et 1939, n'a pas fait de vague. Peut-être parce qu'elle est cernée par des dizaines d'autres qui, sans éteindre le trouble, le replacent dans un cadre : celui d'un art qui laisse ses sujets en paix mais qui veut inquiéter le spectateur.Hors des sentiers, Balthus Hors des sentiers, Balthus

Décors de carton-pâte

La preuve en 1935, donc, avec Balthus lui-même, posant la mine grave et crâne mais les traits juvéniles, le buste minuscule emmanché d'une paire de jambes beaucoup trop longues. Napoléon de poche, une main sur la hanche, l'autre à plat au revers de sa veste, il force le respect du matou hirsute et laid qui frotte son énorme tête ronde contre les mollets de poulets du Roi des chats. C'est le titre que le peintre s'est lui-même décerné, aussi pompeux que dérisoire. Mater les chats, serait-ce là la seule ambition du jeune homme qui, enfant, a vu se pencher sur son talent précoce d'illustres artistes ? Citons Rainer Maria Rilke, l'amant de sa mère, qui préface le conte illustré qu'il publie à 15 ans, ou encore Maurice Denis et Pierre Bonnard qui le guident dans ses premières peintures. L'ironie de l'autoportrait, son cocktail de comique, d'emphase mélodramatique et de solennité, teintera tout l'art de Balthus. Comme tant d'autres par la suite, la toile avec ses élongations fait sourire, puis sa placide étrangeté finit par crisper et glacer le sang. Cet être légèrement déformé, pas plus que son compagnon aux yeux démoniaques ne sont de ce monde. Le trait et le sujet, réalistes, louvoient vers des zones plus tordues, plus opaques, plus imperméables à la représentation.

Lorsqu'il peint cet autoportrait, Balthus se remet d'une tentative de suicide, survenue après que sa première exposition l'année précédente, à la galerie Pierre, eut fait un four. Il ne vendit aucune des sept toiles présentées, alors qu'il en espérait beaucoup, entre scandale et célébrité. A la veille du vernissage, il se félicitait déjà : «Les gens les plus importants défilent chez moi pour voir les tableaux. C'est l'aurore de la gloire.» Pour qu'elle arrive, il lui faudra répondre à la commande et exécuter des portraits d'artistes renommés (Derain, Miró), aristocrates ou riches collectionneurs. Il les peint boudeurs, un peu las et désabusés, dans l'espace neutre de son atelier. Il éteint chez eux toute trace de vigueur et d'expressivité en préférant les teintes marron, ocre ou brunâtres. Dans la même salle, le portrait de son premier grand amour, Antoinette de Watteville, peint en 1937, ne flambe pas plus. Elle est engoncée dans de lourds vêtements jaune foncé et les traces de pinceaux, pour une fois plus gras et épais, lui font des bourrelets aux bras et à la taille. La jeune femme, que Balthus tente de séduire depuis près de trois ans, s'est fiancée avec un autre avant de se raviser et d'épouser l'artiste à la renommée grandissante. L'autre portrait d'elle n'a alors rien à voir : sur un fauteuil, vêtue d'un chemisier déboutonné qui laisse voir son bustier couleur chair et d'une jupe blanche soyeuse, elle allonge le galbe de ses jambes et plonge dans une ravissante rêverie. Ce qui finalement est le seul lieu des sujets de Balthus : ailleurs.

Hors des sentiers, Balthus

Fillettes alanguies, garçonnets qui s'ennuient, femmes aimées, femmes à la toilette, vieillardes bienveillantes, passants affairés : le petit peuple dépeint par Balthus en quelque 350 tableaux et soixante-dix ans de carrière (il naît en 1908 à Paris et meurt en 2001 à Rossinière, en Suisse) semble toujours garder quelque chose par devers lui. Les personnages sont là (sur la toile) mais leur esprit, leur regard portent ailleurs. Ils préfèrent fixer le vide ou leur reflet dans un miroir. A moins qu'ils ne tournent le dos et filent leur route vers le fond de tableau et ces façades d'immeubles qui ont la platitude schématique des décors de carton-pâte au théâtre. Ainsi, dans la Rue (1933) et, plus tard, dans son pendant, Passage du commerce Saint-André (1953-1954), il met en scène des personnages à la démarche mécanique de bonshommes de bois, un ecclésiastique de dos, un artisan au visage masqué par la planche qu'il porte à l'épaule, un cuistot coiffé d'une toque et raide comme un piquet, une mère de famille (de dos encore) avec son bambin-poupée désarticulée dans les bras. Des figures qui ignorent si méticuleusement leur environnement immédiat qu'on les soupçonnerait de jouer, sous leurs airs de ne pas y toucher, un rôle bien défini. Lequel ? L'artiste s'est bien gardé de filer le script de ses toiles, concédant simplement que la Rue «n'avait rien de comique» et qu'il y «plane un redoutable mystère».

«Freud de la peinture»

Le génie de Balthus et la gêne qu'il instille parfois viennent de ce qu'il donne des gages au visible et au réalisme, mais qu'il dote en même temps ses personnages d'une vie parallèle, d'une vie intérieure riche en rêveries, désirs et pulsions secrètes. Trop enfouis, aux yeux de la critique, qui fut au début mitigée devant les œuvres de celui qu'elle surnomma le «Freud de la peinture». Antonin Artaud fut plus avisé que tout le monde, trouvant la clé avec laquelle Balthus verrouillait déjà ses créatures et leurs pensées : «La technique du temps de David au service d'une inspiration violente, moderne, et qui est bien l'inspiration d'une époque malade, où l'artiste qui conspire se sert du réel pour mieux le crucifier.» Surface sèche et lisse, sans effet de matière, ligne fine, gommant les volumes : le pinceau de Balthus trempe dans un grand classicisme. La peinture fait profil bas, en quelque sorte. Elle ne prend pas le dessus sur ce qu'elle représente. Elle ne leste pas le modèle, elle l'effleure en lui prêtant en outre un teint d'une pâleur irréelle : le blanc et le gris, le vert-de-gris permettent par exemple de conférer à la jeune femme dans la Toilette de Cathy (1933) - ainsi qu'à sa gouvernante, qui la coiffe, et même à l'homme au premier plan - une consistance d'ectoplasme et un corps filiforme au réalisme contrarié par ses disproportions. Ces figures oniriques viennent hanter d'autres toiles, comme le Rêve II (1956-1957), où une adolescente avance droit devant elle, les bras tendus et les yeux clos, tandis qu'une autre dort sur le canapé. Scène de somnambulisme ou bien projection du rêve de la belle endormie, les deux filles n'en faisant alors qu'une seule, reliées par la subtile composition de la toile qui tend des lignes de force (en diagonale et en verticale) en passant par des objets aussi clés qu'énigmatiques : un motif à damier, une soupière, une serviette chiffonnée, une cafetière rouge font office de bornes tangibles à cette saynète vaporeuse.

Gnome à tête ronde

Plus l'exposition avance vers les dernières années de celui qui s'est trouvé un autre titre et se nomme désormais «comte Klossowski de Rola», plus les toiles s'étoffent d'objets, de tissus, d'ornements qui forment un écrin chaleureux au modèle et un défi au spectateur : dans le Poisson rouge (1948), un enfant, sorte de gnome à la tête ronde, tient un cylindre doré avec un air entendu et complice suggérant qu'on doit bien avoir saisi le pourquoi du comment de cette mise en scène. La même année, la Partie de cartes voit les joueurs prendre schématiquement la forme des motifs des atouts : dos carreau, pieds en forme de piques… Le monde de Balthus se crypte de manière presque ésotérique, bien plus qu'érotique.

Les dernières toiles lovent les modèles (notamment la seconde femme de Balthus, Setsuko Ikeda) dans une touche matissienne qui fait passer sur les corps chaudement vêtus des patchworks folkloriques, des étoffes asiatiques ou orientales (la Chambre turque, le Chat au miroir) dont les motifs bigarrés s'étendent au décor, au canapé, au dallage et au mur. Le modèle fait corps avec le décor, retrouve de l'aplomb tandis que la peinture, elle, s'émancipe et papillonne.

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