Surconsommation : les Français prêts au grand débarras
Tout a commencé par un coup de fil. L’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, l’Ademe, un organisme d’État, propose à Paris Match, et donc par extension à moi, de participer à une opération de désencombrement. Objectif : réaliser l’étendue de mes possessions pour me convertir aux joies de la sobriété. Vivre mieux avec moins. « Tu vas participer à une entreprise de rééducation », s’amuse l’une de mes chefs. Pas faux. Sauf que, j’en suis persuadée, je suis peu concernée. J’ai un conjoint, trois enfants âgés de 4 à 14 ans, et je nous pense raisonnables – à l’exception de l’aînée, entrée dans l’adolescence avec l’envie irrépressible de faire les boutiques armée de ma carte Bleue. Le fascicule de l’opération est inquiétant : « Trier » est une activité « très consommatrice d’énergie », qui « peut faire remonter des émotions » ; « on peut vite se sentir découragé face à l’ampleur de la tâche ». Heureusement, à chaque foyer est adjointe une « home organiser » ou « organisatrice de maison » (ce sont des femmes). Ma Marie Kondo1, du nom de cette spécialiste mondiale du rangement, s’appelle Camille Hecker. Coach d’intérieurs depuis six ans, elle est douce et bienveillante.
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On commence par tout sortir. C’est prouvé, ça marche mieux. « Quand vous rassemblez vos possessions, détaille la sociologue Valérie Guillard2, professeure des universités à Paris-Dauphine, leur accumulation, qui était cachée dans des placards, éparpillée dans plusieurs pièces, devient concrète. C’est la théorie de la distance psychologique. » Cette prise de conscience – on pensait tous être des consommateurs raisonnables – est nécessaire pour changer. J’étais ainsi sûre de posséder un maximum de 30 paires de chaussures. J’en ai 54 ! « Une cinquantaine par personne, c’est ce qu’on trouve à peu près toujours », me rassure Marie Vegas, une autre coach de l’opération. Une personne participant à l’étude en a dénombré 83 et 453 vêtements ! « Ces derniers, ajoute Marie, se comptent en centaines de pièces par individu. »
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Et 93 % des vêtements des Français n’ont pas été portés depuis au moins un an ! Cette accumulation transcende les milieux sociaux et les catégories d’objets. Un enfant possédait 10 kilos de billes, cinq foyers cumulaient plus de 9 kilos de connectiques ! En France, les foyers interrogés pensent détenir 34 équipements électriques et électroniques alors qu’ils en ont, en moyenne, 99 ! Et, dans un logement, la totalité des objets pèse, en général, 2,5 tonnes ! Charlotte, 34 ans, assistante commerciale, deux enfants en bas âge, se souvient de sa vie avant le grand tri : « Quand on passait l’aspirateur, il fallait tout ranger. On perdait notre temps à chercher des objets qu’on rachetait avant de les retrouver ! Et on gardait beaucoup de choses, au cas où. »
Accumuler, entasser, puis… jeter : 39 millions de tonnes de déchets sont produits par les ménages français (pour un coût annuel de 16,7 milliards d’argent public). En dix ans, ce chiffre n’a reculé que de 2 %. Et malgré plusieurs lois sur le gaspillage et l’économie circulaire, on reste loin de nos objectifs de réduction de gaz à effet de serre : or l’industrie de l’habillement en émet 1,2 milliard de tonnes chaque année, soit plus que les vols internationaux et le trafic maritime réunis. Il y a urgence !
Ce rangement libérateur a même poussé certaines femmes à se séparer de leur conjoint
Dans la douleur, je vide placards, penderies, tiroirs, armoires, commodes, étagères. Je trie, je vide, je trie. « Nous avons un rapport émotionnel très fort aux objets, détaille Valérie Guillard, la sociologue. Ils incarnent une histoire, une personne, un moment de notre vie, ils sont parfois vus comme des compagnons. Et s’ils représentent quelque chose qui n’est pas encore réglé, c’est compliqué de s’en séparer. Pareil quand c’est un cadeau, quand il a coûté cher ou quand on se dit qu’on le donnera à nos enfants, qui souvent n’en voudront pas ! » Pour désencombrer, il faut savoir qui on est, ce qu’on aime, ce dont on a besoin, être en paix avec son passé et faire un peu de philo. Quelle différence entre l’utile et le nécessaire ? Entre ce même nécessaire et le superflu ? Les vérités d’un jour évoluent : cet objet qui semblait nécessaire reste utile, mais n’est-il pas devenu superflu ? Nos coachs de l’Ademe se transforment alors en psychologues personnelles. « C’est une désintoxication et il faut se faire aider », me rassure Camille. Face à l’ampleur de la tâche, trier devient une obsession. Je pose quinze jours de vacances avant la rentrée, je suis sur le dos de mes enfants, de mon compagnon, pour qu’ils fassent leur part, je râle, eux aussi, mais on avance…
« Mettre à la Déchetterie, explique Charlotte, me bloquait. Donner une deuxième vie aux objets nous a aidés à nous en séparer. » Nous découvrons, près de chez nous, les filières du réemploi, les ressourceries, les recycleries, les boutiques d’occasion, les sites de vente, d’échange, de location, les repair cafés… Tout un circuit parallèle, peu connu, qui évite la poubelle et donne à d’autres la possibilité de profiter de ce qui nous est devenu inutile. À mesure que nos maisons se vident, on respire mieux, on retrouve le plaisir d’être chez soi. « Votre salon a doublé de volume, on dirait que vous avez déménagé », note un ami, estomaqué. Sarah, jeune maman vivant à la campagne : « Je me sentais écrasée, j’avais l’impression d’avoir un poids sur les épaules et il s’est envolé. Ça a été une révélation. » Savannah, 31 ans, parisienne : « Cette opération m’a apporté du bien-être, je suis mieux dans mes pompes. » Charlotte : « J’étouffais, j’étais l’esclave de mes affaires. Je ne savais pas dire non, je prenais tout ce qu’on me donnait. » Camille, notre coach, conclut : « Les gens ont fait le tri dans les objets du passé, ne pensent plus à ceux du futur. Ils sont dans le présent. »
En 2019, dans le cadre d’une autre opération de l’Ademe, 243 foyers avaient réduit leur gaspillage alimentaire à domicile de 59 %. Ce coup-ci aussi, tous les participants jurent que leurs pratiques ont changé. Ils se sont mis à l’achat d’occasion, à la location, à l’échange. Charlotte et Julien ont loué pour 10 euros un shampouineur – un appareil qui en vaut plus de 200. Avec la vente d’une partie de leurs affaires, ils ont pu rembourser un an plus tôt leur crédit auto. Au quotidien, la baisse de leur consommation leur permet d’épargner plus. Beaucoup, pour emprunter ou prêter, ont fait la connaissance de leurs voisins. Et les vingt foyers, ou presque, se sont attaqués à d’autres désencombrements : ustensiles de cuisine, linge, objets de la salle de bains, livres, paperasse administrative… Mais ce grand ménage est encore principalement entre les mains des femmes qui, quoi qu’on en dise, sont majoritairement en charge des achats, de la lessive, du rangement, du ménage et donc du tri… Ce désencombrement libératoire raconte aussi nos modes de vie, l’égalité homme-femme et la fameuse charge mentale. Marie Kondo assure que certaines femmes qu’elle a accompagnées se sont séparées de leur conjoint au terme de l’opération !
En vidant sa maison, c’est toute la famille qui respire
Mais est-ce bien raisonnable de s’essayer à la sobriété, alors que consommer nous fait gagner des points de croissance ? En France, le secteur de l’habillement génère 150 milliards d’euros et représente 1 million d’emplois. « Consommer moins mais mieux crée de la valeur et la crée localement, insiste Pierre Galio, chef du service consommation responsable de l’Ademe. Réindustrialiser la France s’inscrit dans cette stratégie : les produits peuvent être parfois plus chers mais ils sont de meilleure qualité, ils génèrent de l’emploi pour leur fabrication comme dans les filières de réparation et de réemploi. »
Alors, comment résister aux soldes, à l’envie irrépressible de multiplier les cadeaux à Noël (qui approche !) comme aux anniversaires ? Soline, 3 ans, trouvait qu’elle manquait de jeux. « Pourtant, ça débordait, s’amuse sa mère, Charlotte. J’en ai désencombré plus de la moitié, elle ne s’en est même pas rendu compte et, aujourd’hui, elle ne se plaint plus ! » Selon une étude de l’université américaine de Toledo, un enfant qui possède quatre jouets joue deux fois plus longtemps, est plus concentré et utilise davantage son imagination qu’un autre qui en a seize. Désormais, je sais que tout ce qui entre risque de ne pas servir au-delà de quelques jours et que, ensuite, il faudra ranger, réparer. Après d’âpres négociations, mes deux petits ont accepté que pour un objet qui entre, un autre sorte. Ma grande a d’abord expliqué qu’il lui était impossible, à son âge, de se passer de la « fast fashion ». Pourtant, pour gagner un peu d’argent en vendant ses affaires, elle s’est convertie à Vinted. Aujourd’hui, elle s’habille aussi sur ce site de vente d’occasion. À condition que je ne lui demande pas de toucher à ses livres ou à ses pierres, mon compagnon est désormais converti à plus de sobriété. Et chaque achat est réfléchi et répond à un besoin. C’est l’essentiel, nous avaient expliqué Émily Spiesser et Marianne Bloquel, les deux expertes en charge de l’opération à l’Ademe. Enfin... il y a quelques jours, en cherchant un cadeau pour une nièce, je me suis offert un manteau. Je me suis dit que je n’avais jamais le temps de faire les boutiques et que je n’en possédais pas qui soit adapté à la saison. Enfin, c’est ce que je crois…
1. « La magie du rangement », de Marie Kondo, éd. First, 272 pages, 17,95 euros (vendu à 10 millions d’exemplaires dans le monde).2. « Comment consommer avec sobriété », de Valérie Guillard, éd. De Boeck Supérieur, 160 pages, 14,90 euros.
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