Le gouvernement ne doit pas se laisser impressionner par une une minorité d’individus qui menace la démocratie
Une carte blanche de Jean-Philippe Platteau, économiste et professeur émérite à l’Université de Namur et de Dominique Henrion, médecin généraliste
Que des mouvements inspirés de l'extrême droite manifestent contre un gouvernement dit liberticide fait évidemment sourire : il est toujours paradoxal de voir des groupes protester contre quelque chose qu'ils seraient les premiers à établir s'ils étaient eux-mêmes au pouvoir. On ne peut ici que se rappeler le fameux extrait tiré des Démons de Dostoievski qui se lit à peu près comme ceci : « j'ai beau retourner le problème dans tous les sens mais, sur le plan logique, j'arrive toujours à la même conclusion : je pars de la liberté illimitée et j'aboutis nécessairement à la dictature illimitée ».
Plus inquiétante est évidemment la position de certains juristes, y compris des membres de nos universités, qui reprennent cette critique et s’opposent au gouvernement au titre qu’il attaque nos libertés et pratique la discrimination à l’encontre d’une catégorie de personnes, en l’occurrence les personnes non-vaccinées. Il est curieux que ce genre de critique ne soit pas énoncée pour protester au nom des chirurgiens que l’on oblige à porter le masque lorsqu’ils opèrent un ou une patiente, des pompiers que l’on oblige à porter le casque et des vêtements ignifuges lorsqu’ils sont en exercice, ces techniciens de laboratoires qui doivent respecter de strictes consignes de sécurité lorsqu’ils entrent dans leurs lieux de travail, etc. Il est presque trivial de dire et de redire qu’aucune société ne peut vivre et survivre en l’absence de règles qui s’imposent à ses membres, à tous et toutes (comme celle qui veut qu’on arrête son véhicule lorsqu’un feu passe au rouge) ou à certaines catégories (comme dans les exemples ci-dessus) lorsque les circonstances le justifient.
Une société a d’autant plus le droit d’imposer des restrictions lorsque l’exercice de la liberté pleine et entière par un individu entraîne des conséquences pour les autres qu’il n’assume pas. Prenons l’exemple des bains en mer du nord. Lorsque les conditions météorologiques rendent la mer dangereuse, un drapeau rouge est hissé sur la plage signalant que la baignade est interdite. Cette interdiction est justifiée dans la mesure où en cas d’infraction et de sauvetage, la personne repêchée entraîne des coûts que d’autres personnes qu’elle-même doivent supporter. En énonçant l’interdiction, la société agit au nom du bien commun et il en va de même pour les limites de vitesse et bien d’autres règles. De manière intéressante, nous n’avons jamais vu de manifestations organisées contre l’interdiction de baignade en cas de tempête sur nos côtes.
How to Darken a Natural Wood Finish on #Cabinets or #Furniture. @DannyLipfordhttp://bit.ly/3nNnV8
— JELD-WEN Wed Sep 16 15:47:25 +0000 2009
Le parallèle avec les mesures de distanciation sociale et la vaccination est frappant : si une société estime qu’en imposant de telles mesures et/ou la vaccination à une grande partie de sa population, elle protège l’ensemble de ses citoyens et citoyennes et empêche les comportements individualistes de causer des torts à cet ensemble, elle est parfaitement justifiée à le faire. Ces dommages sont particulièrement patents lorsque les patients non-vaccinés, qui occupent de façon nettement disproportionnée les lits en soins intensifs, imposent un grand stress à un personnel hospitalier surchargé et forcent le report d’opérations dont peut dépendre la survie de personnes qui ont elles-mêmes suivi scrupuleusement les conseils du gouvernement en matière de vaccination.
Une majorité que l'on entend peu... mais qui existe bien
La véritable menace contre notre démocratie aujourd’hui ne vient donc pas des mesures soi-disant liberticides du gouvernement mais d’un mécanisme par lequel une minorité d’individus prend en otage la majorité de la population. Cette majorité doit malgré elle supporter les conséquences de décisions prises par d’autres qui refusent de prendre en compte les intérêts d’autrui lorsqu’ils refusent de se faire vacciner, ou de respecter les règles de distanciation ou autres (par exemple, en mangeant dans les salles de cinéma, en n’exigeant pas le covid-pass à l’entrée d’un restaurant, …). Comment ne pas être interpellés pas le cas de ces personnes vaccinées et citoyennes dont une opération vitale a dû être remise par manque de lits d’hôpitaux et pour lesquelles il est à présent trop tard pour intervenir (par exemple, parce qu’entre-temps leur cancer a progressé à telle vitesse qu’elles ne sont plus opérables) ? Comment ne pas comprendre la colère de ce couple de médecins en quarantaine, et donc dans l’incapacité de visiter des malades en besoin urgent, suite à l’infection d’un enfant dans une classe dont l’instituteur refuse de se faire vacciner et de porter le masque ? Et comment ne pas sympathiser avec le désarroi de ces parents salariés qui se voient imposer par certaines écoles l’obligation de reprendre leurs enfants dès le milieu de l’après-midi alors qu’elles sont censées en assurer la garde ?
Dans ces conditions, on ne doit pas s’étonner qu’un nombre croissant de personnes se disent en faveur de l’obligation vaccinale et de règles qui forcent les non-vaccinés à supporter, d’une manière ou d’une autre, les conséquences de leurs actes. En Autriche où l’obligation vaccinale existe, un sondage a révélé que plus de 70% des personnes interrogées étaient en faveur de cette mesure. Et on peut penser que ce chiffre ne serait guère différent en Belgique. Par ailleurs, des sauvetages d’urgence de vacanciers pratiquant des sports considérés à haut risque, comme le ski hors piste ou l’alpinisme de haute montagne, sont à charge des personnes qui ont pris les risques en toute connaissance de cause. Ou alors, ils doivent prendre une assurance spéciale qui s’applique exclusivement aux personnes ayant pris des risques similaires. Comment éviter le parallèle avec la situation des personnes non-vaccinées qui s’obstinent à refuser la vaccination alors que la probabilité pour elles de terminer en soins intensifs est beaucoup plus élevée que pour les personnes vaccinées ? Sans prendre position ici dans ce débat épineux, il faut au moins admettre que le financement des frais d’hospitalisation pour des personnes qui ont sciemment bravé un danger dont la gravité peut être significativement atténuée par un moyen connu pose problème. Ce problème est celui de savoir où se situe la frontière entre responsabilité individuelle et solidarité collective et comment droits et devoirs des individus s’équilibrent dans une société.
C’est ici que l’écrasante majorité de la population, celle que l’on entend peu mais qui existe bien, attend du gouvernement qu’il adopte des mesures qui prennent en compte l’intérêt général. Dans un univers politique où les partis de la coalition obéissent nécessairement aux injonctions de leur clientèle politique, les meilleurs garants de l’intérêt général ne sont-ils pas le GEMS et le commissaire Corona ? Il est paradoxal de constater qu’au moment même où nous avons particulièrement besoin d’entendre leurs avis d’experts et d’expertes indépendants, ces instances elles-mêmes se plaignent d’être de moins en moins entendues par les instances politiques. A un point tel qu’elles en arrivent à se demander à quoi elles servent encore. Quel contraste avec le Portugal dont le gouvernement n’hésite pas à préconiser des mesures plus dures que la Belgique bien que sa situation soit beaucoup moins dramatique, et dont le taux de vaccination est un des plus élevés d’Europe ! La différence réside en ceci que la politique de gestion de la pandémie au Portugal a été en grande partie confiée à un commissaire spécial pour lequel la population a le plus grand respect. Et on ne peut pas nier que la Belgique dispose de personnes éminentes pour remplir cette mission difficile. C’est au gouvernement qu’il revient de leur donner le poids qu’elles doivent avoir dans une période de crise qui suscite le désarroi d’une grande partie de la population.