100 films incontournables réalisés par des femmes
Avec toute la subjectivité et les limites inhérentes à l’exercice, nous avons choisi et analysé des films importants signés par des réalisatrices qui mettent en jeu un changement de point de vue, écrivant ainsi une nécessaire contre-histoire féminine du cinéma.
Dossier coordonné par Jean-Marc Lalanne, avec Philippe Azoury, Emily Barnett, Romain Blondeau, Patrice Blouin, Iris Brey, Faustine Chevrin, Luc Chessel, Bruno Deruisseau, Marilou Duponchel, Hélène Frappat, Jacky Goldberg, Mia Hansen-Løve, Murielle Joudet, Thierry Jousse, Olivier Joyard, Gérard Lefort, Eponine Le Galliot, Elena López, Axelle Ropert, Théo Ribeton, Justine Triet.
1906 / Madame a des envies d’Alice Guy
Pendant que d’autres prennent pour sujet les trains, les usines et les repas du dimanche, Alice Guy met en scène une femme enceinte qui a l’irrépressible besoin d’insérer des objets phalliques dans sa bouche. Outre ce point de départ narratif intrépide, la cinéaste utilise pour la première fois au cinéma le gros plan à des fins dramatiques. Elle a l’intuition géniale de rapprocher le corps de la caméra du visage de son héroïne au moment où cette dernière parvient à ses fins et se délecte de sucer une friandise volée à une enfant, nous permettant de ressentir de manière plus intense cet assouvissement physique. L’utilisation du gros plan permet donc d’accéder à la subjectivité de la femme enceinte : la femme qui suce n’est pas un spectacle érotique mais diffuse un désir féminin. I. B.
Avec Alice Guy (Fr., 4 min 15)
1914 / Charlot et les Saucisses de Mabel Normand
Mabel Normand fut la première vedette féminine du burlesque muet, peut-être la seule à approcher la catégorie de ses légendes, où trône Chaplin. C’est d’ailleurs en tant que second rôle d’un de ses films qu’apparaît en 1914 le personnage de Charlot. Il deviendra un sidekick régulier – en passe de la doubler en notoriété dans ce film réalisé par Normand trois mois plus tard. Elle s’y met en scène en vendeuse de hot-dogs et trahit sûrement ce qui se trame derrière la caméra : le vagabond apparaît et la courtise, dans le but de lui chiper ses saucisses. La suite de la vie de Mabel Normand sera funeste : empêtrée en 1921 dans une série de scandales mêlant affaires de mœurs et homicide (l’affaire Arbuckle), elle tombe dans l’oubli et meurt de la tuberculose en 1930. T. R.
Avec Charles Chaplin, Mabel Normand, Dan Albert (E.-U., 10 min)
1920 / La Fête espagnole de Germaine Dulac
Soledad, une ancienne danseuse, est convoitée par deux hommes. Elle les incite à se battre en duel, promettant de se donnerau vainqueur. Pendant ce temps, elle s’égare avec le jeune Juanito, dansant toute la nuit, se remémorant les belles années de sa jeunesse passée. Avec La Fête espagnole, Dulac semble anticiper toute la vague dite impressionniste du cinéma français : Louis Delluc en partie, mais également Jean Epstein. Grande féministe, elle est considérée comme une figure majeure de l’avant-garde cinématographique. Elle prône un art neuf, pur et intégral, se détournant du théâtre et de la littérature et cherchant sans cesse à repousser les limites du récit et de l’esthétique. F. C.
Avec Eve Francis, Gabriel Gabrio, Jean Toulout (Fr., 1 h 07)
1926 / Les Aventures du prince Ahmed de Lotte Reiniger
Nous sommes deux ans avant la naissance de Mickey et bien loin de la mass animation dont Walt Disney posera bientôt les fondations lorsque l’Allemande Lotte Reiniger crée, à 27 ans, Les Aventures du prince Ahmed. Proche des avant-gardes expressionnistes, cette pionnière de l’animation a, en tant que décoratrice pour le théâtre, élaboré un art de la silhouette découpée qui vient sublimer ce récit muet en ombres chinoises, composite de plusieurs contes des Mille et Une Nuits. Applaudi par Renoir ou Brecht, il restera l’unique chef-d’œuvre de Reiniger. Elle demeure cependant active presque jusqu’à sa mort en 1981, et connaît encore aujourd’hui une postérité notable avec les films de Michel Ocelot, qui lui empruntent tant ses techniques que ses thèmes orientalistes. T. R.
(All., 1 h 20)
1940 / Dance, Girl, Dance de Dorothy Arzner
Judy (Maureen O’Hara) et Bubbles (Lucille Ball) montent sur scène tous les soirs pour livrer un spectacle de danse dans deux styles différents : Bubbles est tout en effeuillage et séduction, Judy, elle, enchaîne de classiques arabesques. Dans la scène clef du film (et de l’œuvre d’Arzner), Judy se fait huer par la foule qui veut voir plus de chair. Elle s’arrête alors de danser et livre un discours féministe. Cette séquence se termine par une bagarre entre Judy et Bubbles. Cette lutte entre ces deux corps féminins, celui qui dénonce le male gaze et celui qui veut faire partie du système, matérialise ainsi ce qui hante le cinéma de Dorothy Arzner : la tension permanente entre le désir de montrer des femmes qui réfléchissent à la performance (et à la performativité) du genre féminin et celui de pouvoir rassembler une foule dans une salle. Une lutte qui symbolise aussi la violence émanant de la dissimulation du désir lesbien, que ce soit celui de la cinéaste ou celui de ses héroïnes. I. B.
Avec Maureen O’Hara, Lucille Ball (E.-U., 1 h 30)
1946 / Ritual in Transfigured Time de Maya Deren
Une femme souriante (Maya Deren elle-même) manipule un long morceau de laine. Une autre (Rita Christiani) tire le fil jusqu’à elle. Une troisième (Anaïs Nin) les observe en robe noire. L’espace du film s’ouvre ensuite dans un enchaînement cadencé de gestes, regards, danses, comme si le cinéma proposait subitement une chorégraphie du monde initiée par l’expérience et le corps des femmes. Scandé par des visions sublimes proches de la transe, ce standard du cinéma non-narratif réalisé en 1946 a aussi marqué les esprits par son utilisation pionnière de procédés aujourd’hui banalisés (arrêts sur images, ralentis). Américaine d’origine ukrainienne, connue pour de nombreux autres films comme Meshes of the Afternoon (1943, avec Alexander Hammid), Maya Deren a eu une importance capitale au moins à deux titres. D’abord dans la communauté du cinéma expérimental, dont elle tenta de regrouper les forces en créant une coopérative, avant que la mort ne l’emporte prématurément en 1961 – Jonas Mekas reprendra alors le flambeau. Ensuite, dans la mise en œuvre d’un cinéma féminin, tant ses héroïnes semblent créer leur espace propre, à l’image du personnage principal de Ritual in Transfigured Time avançant la main ouverte devant elle et profitant de l’énergie d’autres femmes pour se métamorphoser. O. J.
Avec Rita Christiani, Maya Deren, Anaïs Nin (E.-U., 15 min)
1947 / Paris 1900 de Nicole Védrès
Chronique de la ville de Paris de 1900 à 1914, le documentaire Paris 1900 est aujourd’hui une référence en termes de montage. La cinéaste et romancière Nicole Védrès passe en revue la vie mondaine parisienne entre la Belle Epoque et le cataclysme de la guerre de 1914. Défini par le critique André Bazin comme “quelque chose de monstrueusement beau dont l’apparition bouleverse les normes esthétiques du cinéma”, c’est l’élégance du ton ainsi que son goût prononcé pour l’image d’archives qui ont fait de l’œuvre un classique aux croisements des arts. F. C.
(Fr., 1 h 19)
1950 / Outrage d’Ida Lupino
Actrice, Ida Lupino est aussi connue pour avoir été l’une des seules cinéastes femmes à exercer à Hollywood dès la fin des années 1940, notamment grâce à Emerald Films, la société de production indépendante qu’elle fonde avec son mari. Ses films se caractérisent par un réalisme âpre de série B, des sujets de société qu’elle filme les yeux ouverts, en allant droit au but, sans afféteries ni glamour. On lui doit notamment un film sur les jeunes filles obligées d’abandonner leurs enfants (Not Wanted), un autre sur les ravages de la bigamie (The Bigamist) et Outrage, rare film à mettre au centre de son récit une victime de viol et à observer les conséquences de ce cataclysme sur sa psyché. Lupino ne cherche jamais à contourner son sujet ou à lui adjoindre une autre strate narrative : le trauma est tellement puissant qu’il aspire tout le reste. Après le drame, Ann, l’héroïne, prend la fuite comme si elle avait commis un acte répréhensible, percluse de honte par son statut de victime. Se croyant sur la voie de l’oubli, elle se retrouve très vite rattrapée par sa mémoire traumatique – le film fait montre d’une grande justesse psychologique. Sans optimisme excessif mais avec un désir dévorant d’éduquer son public, Outrage déploie toutefois la possibilité d’une guérison pour sa victime et la nécessaire prise en charge des criminels. M. J.
Avec Mala Powers, Tod Andrews, Robert Clarke (E.-U., 1 h 15)
1951 / Olivia de Jacqueline Audry
En attendant Varda, Jacqueline Audry (1908-1977) est la première cinéaste française de l’après-guerre qui s’aventure dans la zone alors interdite du féminisme revendiquée. En 1946, elle réalise Les Malheurs de Sophie où l’héroïne est métamorphosée en adolescente qui refuse un mariage arrangé. Mais c’est en 1951 avec Olivia que le propos devient explicite. D’après le roman éponyme de Dorothy Bussy (1949), adapté par sa sœur Colette Audry, écrivaine proche de Beauvoir et de Sartre, Olivia est l’histoire d’un couple de femmes. D’une part, Julie (Edwige Feuillère), directrice d’un pensionnat de jeunes filles de bonnes familles. D’autre part, Clara (Simone Simon), son associée et amante. L’arrivée d’une nouvelle élève, Olivia (Marie-Claire Olivia), va bouleverser les deux femmes. Avec une frontalité sidérante pour l’époque, l’homosexualité féminine n’est pas à lire entre les images, elle est de chaque plan, toute de chair et de gaîté, cadrée avec une sensualité contagieuse. Olivia est autant un film militant que le chef-d’œuvre d’une grande réalisatrice. G. L.
Avec Simone Simon, Edwige Feuillère (Fr., 1 h 35)
1953 / The Bigamist de Ida Lupino
La beauté des séries B d’Ida Lupino tient à la fois au respect du cadre demandé par le genre (atmosphère de film noir, efficacité dramatique absolue) et à un intérêt pour des sujets peu traités par ailleurs. Ici, la double vie d’un homme dans la Californie des années 50, où le jeu des convenances sociales et conjugales est scruté comme une prison collective. Beau film sur une masculinité tout sauf triomphante, The Bigamist s’affirme comme l’un des sommets de l’œuvre de l’actrice-réalisatrice. Appartenant au domaine public, il est visible gratuitement sur Internet. O.J.
Avec Joan Fontaine, Ida Lupino, Edmund Gwenn (Américain, 1h23)
1962 / Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda
Sorti sur les écrans en 1962, Cléo de 5 à 7 relate deux heures de la vie d’une femme persuadée d’être malade. Premier choc : le film se déroule en temps réel, à la manière d’un compte à rebours tendu vers son dénouement – l’annonce de résultats médicaux qui fixeront l’héroïne sur son destin. L’autre surprise tient à l’omniprésence du personnage féminin à l’écran : dans le contexte très phallocentré du cinéma de l’époque – Nouvelle Vague comprise –, le regard de Corinne Marchand devient le seul point de vue, une silhouette souveraine et radieuse, la seule marche à suivre. Cléo est un ange dont le narcissisme se mesure à la quantité de fois où elle se regarde dans une glace. Jusqu’ici, le monde était pour elle un océan de reflets lui renvoyant complaisamment son image – les vitrines des magasins, le regard des autres. Avec la peur, l’image se brouille. Par le ballet étourdissant des passants, le son des actualités à la radio, les nombreuses voix off, Varda projette son héroïne dans un tourbillon d’altérité auquel cette “poupée” autocentrée et choyée par les autres était restée hermétique. La cinéaste offre à Cléo, objet passif et admiré, engoncé dans sa coquetterie, de regarder à son tour. Pour devenir sujet de sa propre vie. La création sans Dieu de la femme. E. B.
Avec Corinne Marchand, Sami Frey (Fr., 1 h 30)
1963 / La maison est noire de Forough Farrokhzad
En 1963, soit quatre ans avant sa mort précoce à l’âge de 32 ans, la poétesse iranienne Forough Farrokhzad réalisait son unique film, La maison est noire, poème de vingt minutes sur une léproserie à Baba Baghi, au nord-ouest de l’Iran. Considéré comme l’un des précurseurs de la Nouvelle Vague iranienne, c’est pourtant un film méconnu. Il nous aurait été apporté par le vent, comme un secret, et ce secret porte sur l’un des tabous ultimes : la maladie. Farrokhzad filme le quotidien de cette maison peuplée par celles et ceux que l’on a chassé·es de la ville, qu’on ne veut plus voir, qui sont censé·es vivre comme des ombres. Farrokhzad les comprend, elle qui écrivait ailleurs, dans l’un de ses poèmes : “Toute mon existence est un verset obscur.” Elle n’a pas peur de pénétrer dans leur intimité. Elle s’y enfonce, jusqu’aux entrailles, et pourtant, à l’image, on ne voit jamais de malades, car face à sa caméra tous les corps sont d’une beauté épiphanique. Oui, la beauté n’existe que dans l’œil de celui qui regarde, et ici on n’aura qu’à se laisser bercer par la douce violence de ses images et par la poésie qu’elle tire d’un cri primitif et déchirant. Peu importe alors s’il s’agit d’un film fort, d’un film beau, ou même d’un chef-d’œuvre (comme l’avait qualifié Chris Marker, à qui l’on doit sa diffusion en France). La maison est noire est bouleversant car il nous emporte dans le courant souterrain d’une voix subalterne. Car, à travers ce film, Farrokhzad s’empare d’une place que la société ne lui avait pas donnée. Et comme l’expliquait la critique littéraire Gayatri Spivak dans son essai séminal de 1988, Can the Subaltern Speak ?, les subalternes ne sont pas des êtres de silence, seulement il·elles ne sont pas écoutés, il·elles chuchotent dans les plis de l’histoire. En cela, La maison est noire reste un film capital qui nous rapporte la voix de tous ces sujets subalternes (les femmes, les malades, les corps non normatifs) comme un courant électrique et secret, comme un poison épais, comme un sortilège. E. L.
Avec Forugh Farrokhzad, Ebrahim Golesta (Iran, 20 min)
1965 / Le Bonheur d’Agnès Varda
“Je suis moi, encore plus”, répond François, avec un sourire et des caresses, quand sa maîtresse lui demande comment il peut aimer deux femmes. François se croyait parfaitement heureux avec Thérèse et leurs deux enfants. Il l’était. Mais il a rencontré Emilie, ils sont tombés amoureux, et maintenant, c’est encore mieux. Mieux, ennemi du bien ? Peut-être. Mais, à aucun moment, Agnès Varda ne considère cette histoire du point de vue de la morale. Il aurait fallu pour cela qu’elle charge son personnage de doutes et de regrets. Il n’en est rien. Les fleurs l’intéressent plus que les remords. Le présent et la beauté davantage que le mal – celui que François fait à sa femme, par son bonheur égoïste. Si elle filme les caresses, elle filme leur sensualité, pas leur caractère coupable. Son regard empreint d’une immense douceur, en fait à mes yeux toute la force. La cruauté du récit peut nous blesser. Elle nous blesse. Mais pourquoi se révolter si le désir a résisté, si la vie a repris ses droits, si c’est à elle que la cinéaste a voulu donner le dernier mot ? En revoyant ce film, j’ai été de nouveau éblouie par la liberté d’Agnès Varda, par son insolente tranquillité. Le bonheur, la plénitude, la joie : c’est ce qu’elle incarne pour moi. Joie de vivre, de voir, d’aimer. Et de filmer, sans remords, sans honte, sans la mauvaise conscience qui nous menace aujourd’hui. Varda disparue, qui osera encore filmerle bonheur ? M. H.-L.
Avec Jean-Claude Drouot, Marie-France Boyer (Fr., 1 h 19)
1966 / Les Petites Marguerites de Věra Chytilová
“Ça te gêne ? – Non” : à Prague dans les années 1960, deux jeunes filles prénommées Marie font n’importe quoi. Dans ce deuxième long de Vera Chytilová, seule femme de la Nouvelle Vague tchèque (Milos Forman, Jiri Menzel), il s’agit de ruiner et de gâcher le plus de choses possible : la nourriture, les fêtes, leur temps, les rendez-vous avec les hommes, les vêtements. La figure nouvelle de la fofolle invente un burlesque politique intense – qu’on retrouve dans Céline et Julie vont en bateau de Rivette. Les Petites Marguerites se place sous le signe de la dépense avec une grande économie de moyens, cherchant à exprimer de la façon la plus condensée et littérale l’envie de tout casser, dont le film lui-même. L. C.
Avec Jitka Cerhová, Ivana Karbanová, Julius Albert (Tch., 1 h 14)
1967 / Portrait of Jason de Shirley Clarke
C’est un film sur le spectacle de soi. C’est un exercice de confession. C’est une odyssée de l’échec. Et c’est quasiment du stand-up. Jason Holliday, combinaison de toutes les marginalités possibles de l’Amérique des sixties (il est noir, homosexuel, call-boy, prostitué), fait face à la caméra de Shirley Clarke qui, hors champ et accompagnée d’un certain Carl, lui demande de raconter sa vie. Pendant toute une nuit, il se donne en spectacle, tour à tour fascinant et agaçant. “Arrête de rire Jason ! Parle-nous de toi ! Ta mère, ton enfance, les hommes que tu as aimés…” Jamais un exercice de portrait au cinéma ne s’est à ce point construit sur une lutte, opposant brutalement (jusqu’à l’insulte) le sujet filmé et le ou la cinéaste. Rythmé par les “I’ll never tell” de Jason, le film oppose la réalisatrice à une carapace de gaîté qu’elle et son compagnon (encore plus violent) ne parviennent jamais vraiment à percer. En filigrane, Portrait of Jason traduit également une authentique haine d’Hollywood, qui s’exprime dans le corps même de Jason : il incarne la limite du show, une surface euphorique détruite de l’intérieur. Ce n’est pas anodin que Shirley Clarke, tête de file avec Jonas Mekas de l’underground new-yorkais des années 1960, décide de filmer un tel déraillement du spectacle. J. T.
Avec Jason Holliday et les voix de Shirley Clarke et Carl Lee (E.-U., 1 h 45)
1969 / La fiancée du Pirate de Nelly Kaplan
Après la mort de sa mère avec qui elle vivait dans la pauvreté et en réaction à l’indifférence des hommes de pouvoir locaux, une jeune femme d’un petit village décide de se prostituer et finit par semer à la zizanie, dévoilant l’impunité et la violence d’un système. Bernadette Lafont incarne Marie dans ce manifeste féministe et bordélique de la fin des sixties, à la portée toujours rageuse cinquante et un ans plus tard. Venue d’Argentine, la réalisatrice Nelly Kaplan, longtemps proche d’Abel Gance et d’André Breton, a réalisé plusieurs autres films après son brillant coup d’essai, puis beaucoup écrit pour la télévision. O.J.
Avec Bernadette Lafont, Georges Géret, Michel Constantin (Fr, 1h43)
1970 / Wanda de Barbara Loden
La puissance de la première et unique réalisation de Barbara Loden tient tout entière dans cette phrase de Marguerite Duras à son sujet : “Je considère qu’il y a un miracle Wanda. D’habitude, il y a une distance entre la représentation et le texte, entre le sujet et l’action. Ici, cette distance est complètement annulée, il y a une coïncidence immédiate entre Barbara Loden et son sujet.” Ou comment l’épouse sous-estimée d’un cinéaste célèbre, Elia Kazan, se projeta dans la figure d’une mère de famille en rupture de ban, transformant un fait divers en épopée subjective et quasi documentaire chevillée au corps de l’actrice-réalisatrice. Ayant coûté six ans de sa vie à Loden, qui peina à réunir un budget pourtant modeste (200 000 dollars), Wanda, sorti en 1970 mais peu visible en France avant 2003, est passé en quelques décennies de statut d’œuvre oubliée à celui de film culte, où la répression sociale des femmes atteint des sommets de mélancolie nihiliste. E. B.
Avec Barbara Loden, Michael Higgins (E.-U., 1 h 42)
1971 / Les Longs Adieux de Kira Muratova
Cinéaste rare, d’origine ukrainienne mais travaillant avec difficulté dans le système soviétique, Kira Muratova signe, avec Les Longs Adieux, un exceptionnel deuxième long-métrage. Réalisé en 1971, mais découvert seulement à la fin des années 1980, à la faveur de la perestroïka, ce film radiographie les relations mouvantes et conflictuelles entre une mère et son fils, à peine sorti de l’adolescence. La texture de la mise en scène, flottante au meilleur sens du terme mais aussi d’une virtuosité éblouissante, entraîne le film vers des rivages discrètement oniriques. Dans un noir et blanc splendide mais jamais ostentatoire, c’est tout un monde qui ressurgit devant nous. Le monde étincelant de Kira Muratova, grande cinéaste qui transcende les clivages genrés, qu’il faut encore et encore redécouvrir. T. J.
Avec Zinaida Sharko, Oleg Vladimirsky (Union Sov., 1 h 37)
1972 / Nathalie Granger de Marguerite Duras
En 1972, Duras a déjà réalisé trois films : La Musica, Détruire, dit-elle et Jaune le soleil. Pour Nathalie Granger, elle installe chez elle, dans sa maison de Neauphle, une demi-douzaine de personnes, dont Lucia Bosè et Jeanne Moreau. Toutes deux furent des égéries antonioniennes, et quelque chose des déambulations hagardes du cinéaste se prolonge dans ces errements de deux femmes dans la géographie d’une maison (dont le sol en damier n’est pas sans évoquer La Nuit). Lucia Bosè est la mère d’une petite fille de 8 ans, Nathalie Granger, que son école juge trop violente pour poursuivre sa scolarité. La radio annonce au début du film que deux adolescents criminels, après avoir abattu un garagiste, sont en cavale dans la forêt voisine. Les deux femmes ont peur, elles attendent. Qu’attendent ces femmes, sinon que la violence (qui gronde dehors, qui germe dans le comportement inquiétant de la petite Nathalie) vienne tout dévaster dans leur maison ? Ici, la violence est toujours en puissance. L’action aussi. La maison, comme le cinéma de Duras, est un trou noir. Toute forme de récit, d’événement, la possibilité même de la représentation s’y dématérialisent. Déjà les miroirs capturent les corps et s’y substituent. Déjà la voix des comédiens ne provient plus du cadre, mais plutôt du hors-champ (trois ans plus tard, la cinéaste systématise le procédé pour son film le plus célèbre, India Song). Duras n’en est qu’à la mise en place de son opération de démembrement du cinéma. Là aussi, un grand geste de rupture (donc de violence) se dessine, mais reste en puissance, et trouvera des actualisations de plus en plus fortes (jusqu’à l’écran noir, neuf ans plus tard, de L’Homme atlantique). C’est ce qui rend Nathalie Granger aussi beau. C’est un film de suspension, juste au bord du vide, mais sans s’y jeter. Un film qui attend, l’éternité à ses côtés. J.-M. L.
Avec Jeanne Moreau, Lucia Bosè, Gérard Depardieu (Fr., 1 h 25)
1972 / Mimi métallo blessé dans son honneur de Lina Wertmüller
Lina Wertmüller (née en 1928), fille rebelle de la bourgeoisie romaine, fut l’assistante de Fellini (notamment sur 8 1/2) avant de passer à la réalisation dans les années 1960-70 avec une palanquée de comédies dont Mimi métallo blessé dans son honneur est le point d’orgue. Rendre grotesques et pathétiques tant les codes d’honneur de la Mafia sicilienne que le machisme ambiant, il fallait oser, et Wertmüller s’adonne à cette satire dans une mixture réjouissante d’anarchisme et de bras d’honneur. Mimi métallo valut à Wertmüller une notoriété internationale qui profita à Giancarlo Giannini, son acteur fétiche. G. L.
Avec Giancarlo Giannini, Mariangela Melato (It., 2 h 01)
1974 / Je, tu, il, elle de Chantal Akerman
Une année avant le chef-d’œuvre akermanien Jeanne Dielman, la jeune cinéaste belge, pour son premier long-métrage de fiction, se met en scène comme héroïne quasiment mutique découvrant sa subjectivité en arrêtant de se nourrir, à part un peu de sucre, et en se mettant à l’écriture. La séquence qui reste collée à notre rétine est celle d’une longue scène de sexe entre deux jeunes femmes. La caméra est au niveau du lit, à environ un mètre de distance, assez loin pour capter la chorégraphie de l’enchevêtrement des corps, et assez près pour être bouleversé·e par ce rapport qui sort de tous les codes. Pendant la séquence suivante, l’amante de Julie disparaît entre ses cuisses pendant de longues minutes. On n’entend et on ne voit pas Julie jouir, le plan se termine arbitrairement comme si l’orgasme n’était pas une fin en soi. La jouissance féminine n’est pas contenue, elle déborde, elle ne s’arrête pas. I. B.
Avec Chantal Akerman, Nils Arestrup (Bel., Fr., 1 h 30)
1974 / Portier de nuit de Liliana Cavani
Dans un hôtel de Vienne, une ancienne déportée retrouve son bourreau, un ex-officier SS devenu portier de nuit, et renoue avec lui une liaison morbide. Planant et hypnotique, cette passion dévorante a fait scandale à sa sortie, provoquant ainsi son interdiction en Italie et son classement X aux Etats-Unis. Ce film bien ancré dans son époque seventies, a fait de Liliana Cavani l’une des premières réalisatrices italienne à s’inscrire dans la génération de cinéastes postérieure aux Néoréalistes. Dans un style Roméo et Juliette teinté de sadomasochisme, la cinéaste puise dans son travail documentaire réalisé en 1963 à propos des femmes dans la Résistance. F.C
Avec Dirk Bogarde, Charlotte Rampling, Philippe Leroy-Beaulieu (Italie, 1h58)
1975 / Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman
“Une nuit, j’étais dans mon lit en train de somnoler et tout à coup, j’ai vu le film.” C’est ainsi que Chantal Akerman raconte la genèse de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Un flash foudroyant surgi à la bordure du somme, une forme qui se décante sur fond de relâchement de la conscience, une pure vision qui transperce la nuit : c’est tout cela Jeanne Dielman, un film proprement inimaginable, une œuvre tellement immense qu’elle excède tout autour d’elle (à commencer par l’œuvre à venir de son autrice, alors âgée de 25 ans). Jeanne Dielman (Delphine Seyrig, sublime à jamais) est une veuve entre deux âges, qui vit à Bruxelles, avec son fils de 17 ans. Le film décrit une cinquantaine d’heures du quotidien de cette femme, dont la vie s’organise comme un ballet mécanique de gestes domestiques. Jeanne Dielman fait la cuisine, met la table, sert son fils, dîne, débarrasse la table, fait la vaisselle, range la cuisine. Jeanne Dielman défait son lit, s’endort, refait son lit, se lave méthodiquement dans sa baignoire, s’habille, cire les chaussures de son fils. Et cela ad libitum, rien de moins que trois heures vingt. Il suffisait de filmer ces actions dans une durée proche du temps réel pour enregistrer quelque chose de jamais vu : une construction sociale – la femme au foyer – qui ne tolère aucune extériorité, une aliénation consentie qui, si on en dérègle les procédures, aboutit à une catastrophe. A partir de ce qui constitue le déchet du cinéma classique (l’hyper-quotidienneté, l’addition des temps morts), le film invente une forme d’une stylisation inouïe, aux antipodes du naturalisme, qui ne cessera de déposer dans tout le cinéma mondial ses germes d’extrême rigueur, de construction en boucles répétitives et d’étrangeté ritualisée (de Tsai Ming-liang à Gus Van Sant, de Michael Haneke à Kelly Reichardt). En regardant ce qu’on ne regardait pas, Chantal Akerman a aussi, à jamais, changé la façon de regarder. J.-M. L.
Avec Delphine Seyrig (Bel., 3 h 18)
1975 / Aloïse de Liliane de Kermadec
Film rare, Aloïse est l’œuvre la plus connue de Liliane de Kermadec, réalisatrice française décédée le mois dernier. Il retrace la vie de la suissesse Aloïse Corbaz. Cette femme internée en asile psychiatrique peignit toute sa vie des tableaux représentants les princes et les princesses qui peuplaient son imaginaire. Figure emblématique de l’art brute, elle est interprétée par Delphine Seyrig, qui poursuit ici le projet de toute une carrière jalonnée de rôles profondément féministes. Co-scénarisé par André Téchiné, Aloïse est aussi l’un des premiers rôles d’Isabelle Huppert, qui joue le jeune Aloïse et qui recevra pour ce film sa toute première nomination aux César. B.D
Avec Caroline Huppert, Hans Verner, Nita Klein (Fr, 1h55)
1976 / Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig
En 1976, Delphine Seyrig prend la caméra avec son amie Carole Roussopoulos au cadre pour rendre la parole. Le film se compose de vingt-trois entretiens avec des actrices de différents pays, de notoriétés diverses, de Jane Fonda à Maria Schneider, qui commentent l’ordinaire des violences sexistes auxquelles les confronte leur travail. Dans sa forme brute (plans longs et frontaux), rugueuse (noir et blanc et gros grain), le film enregistre impeccablement ce qu’on n’appelait pas encore, mais qui advient avec une puissance inouïe, la libération d’une parole. J.-M. L.
Avec Jane Fonda, Juliet Berto, Maria Schneider, Ellen Burstyn (Fr., 1 h 51)
1976 / News from home de Chantal Akerman
Les personnages akermaniens sont presque toujours aux prises avec un dispositif d’enfermement. Un an après l’appartement sans dehors de Jeanne Dielman, la cinéaste parle d’une fuite avortée. Partie vivre quelques années à New York, Chantal Akerman filme la ville à la frontière de la nuit et du jour, lorsque les rues sont dépeuplées, que les premières lueurs diurnes pointent, que l’espèce humaine tout entière est ensommeillée. Sauf l’autrice, insomniaque toujours en veille. Chantal égrenne sur la bande-son la lecture des lettres que lui envoie sa mère. Des lettres qui disent le manque, la solitude, l’inquiétude. Des lettres culpabilisantes qui opèrent comme un chant de sirène et ramènent vers le dedans, le giron, la fille envolée dehors. Le dernier plan, inoubliable, voit la skyline de Manhattan disparaître dans les brumes, comme un dehors déjà perdu. Rarement un film aussi conceptuel (une succession de plans de buildings) aura été si peu aride et si émouvant. J.-M.L
1976 / Mikey and Nicky d’Elaine May
En 1970, John Cassavetes érige un monument à la gloire de l’amitié masculine, ses beuveries, sa lassitude, sa tristesse et ses joies (Husbands). En 1975, l’actrice, scénariste et cinéaste Elaine May poursuit malicieusement le geste de Cassavetes et ausculte l’amitié fatiguée de Mikey et Nicky, incarnés par Falk et Cassavetes qui se laissent aller à leur tour préféré : vivre devant une caméra. La trame mafieuse n’est là que pour servir de prétexte à capter l’errance de deux hommes obligés de se souder, se sauver l’un l’autre. Le duo fait ce qu’on attend de lui : boire, fumer, divaguer, philosopher dans un cimetière ou se rendre chez une prostituée, se trahir aussi. Etrangement, le film de May éprouve une sympathie infinie pour ses personnages masculins, le regard se fait un peu moins puissant et empathique lorsqu’il s’agit de faire vivre ses personnages féminins. Si l’on ignore qu’une femme se trouve derrière la caméra, il est impossible de le deviner. Un cas passionnant. M. J.
Avec John Cassavetes, Peter Falk (E-.U., 1 h 59)
1976 / Harlan County USA de Barbara Kopple
Barbara Kopple (née en 1947) fait son apprentissage de cinéaste auprès des documentaristes Albert et David Maysles. Au début des années 1970, elle est la monteuse de Winter Soldier, enquête sur les vétérans du Vietnam. En 1973, elle filme pendant plus d’un an la grève des mineurs de Brookside, dans le comté de Harlan (Kentucky). Harlan County USA sort en 1976 et fait grand bruit jusqu’à récolter un Oscar. Immersion et empathie, du côté des damnés de la mine, sans contrepoint (syndicats, patrons) censément objectif et consensuel. Un documentaire formidablement engagé qui privilégie le rôle majeur des femmes dans la grève. G. L.
Avec Norman Yarborough, Houston Elmore (E.-U., 1 h 43)
1976 / L’Honneur perdu de Katharina Blum de Margarethe von Trotta
D’après le roman éponyme de Heinrich Böll, L’Honneur perdu de Katharina Blum fut coréalisé en 1975 par Volker Schlöndorff et son épouse d’alors, Margarethe von Trotta. Dans ce duo, il est facile de détecter un regard singulièrement féminin. Ne serait-ce que parce que le film est le portait d’une femme, Katharina, gouvernante chez un avocat. Une femme sans histoires, jusqu’à sa rencontre avec un inconnu qui va se révéler être un criminel en fuite. La police arrête Katharina comme complice présumée. Dès lors la presse à scandale s’empare de sa vie et la détruit. Autre touche féminine majeur, l’incarnation, plus que l’interprétation, du rôle de Katharina par Angela Winkler, légende vivante du théâtre (dirigée entre autres par Peter Zadek ou Thomas Ostermeier) et du cinéma allemand (Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann, Le Tambour de Volker Schlöndorff, Benny’s video de Michael Haneke ou, plus récemment, Sils Maria d’Olivier Assayas.) Corps et âme, Angela Winkler est Katharina Blum : Honneur perdu d’une femme résignée, honneur retrouvé d’une femme révoltée. G.L.
Avec Angela Winkler, Mario Adorf, Jürgen Prochnow (Allemand, 1h45)
1977 / Le camion de Marguerite Duras
“Ca aurait été une route, au bord de la mer. Elle aurait traversé un grand plateau nu. Et un grand camion serait arrivé et aurait traversé la plaine”. C’est Marguerite Duras qui parle de son film, mais à l’intérieur de son film. En voix off. Une voix off simplement dénotative, qui ne dit rien de plus que ce qu’on voit (des plans d’un camion qui en effet roule au travers d’une plaine). Mais qui peu à peu se décolle de l’image, la peuple de personnages, d’histoires qu’elle ne comprend pas, parle d’une femme ramassée sur la route qui évoque l’épuisement de la lutte des classes, de l’obscurcissement du langage et psalmodie une seule phrase : “Que le monde aille à sa perte”. Peu à peu il n’y a même plus de camion à l’image. Juste Marguerite Duras qui lit le texte face à Gérard Depardieu. “C’est un film ?” demande Depardieu avec la prudence d’un collégien qui oserait prendre la parole durant la classe d’un professeur sévère. “Ça aurait été un film !” répond, définitive, la cinéaste. Plutôt que de commenter Le camion, de disserter sans fin sur la déconstruction de toutes les composantes du cinéma représentatif que le film opère, on a envie de se laisser la joie de le décrire. Décrire ce que nous voyons quand sur l’écran Duras décrit ce que nous ne voyons pas. Le camion est le plus beau film descriptig de l’histoire du cinéma. Ce qu’il nous dit de ses voix off, c’est que filmer n’est rien sinon décrire et que décrire, c’est écrire. Décrire, dit-elle. J.-M.L
Avec Gerard Depardieu (Fr, 1h20)
1979 / Simone Barbès ou la Vertu de Marie-Claude Treilhou
Simone Barbès traverse sa nuit entière au beau milieu d’une débauche anodine, vécue et quotidienne, vraiment débarrassée du scandale – du monde mâle d’un ciné porno où elle est ouvreuse à la boîte lesbienne, espaces irréconciliables mais qui ne valent pas mieux l’un que l’autre, et dont on s’échappe pour l’aube, dans la voiture d’un inconnu. Dans Simone Barbès…, la pornographie reste hors cadre et dans l’entrée, bande sonore cocasse et grave, comme commentaire de la lutte des sexes. Mais le sexe est la fausse vérité des corps, et la vertu, pour souhaitable qu’elle reste, n’a rien à voir avec tout ça : c’est tenir bon et parler vrai, missions infinies, impossibles. C’est pourquoi le film allie le pathétique et l’oblique, où le pathos du vécu, qu’exprime la frontalité des plans plaquée sur la fatigue des corps, est sans cesse infléchi et traversé par la diagonale du ton ou du sens, toujours penché, faussé, un peu charade : insaisissable, ma parole. L’ouvreuse Treilhou, entrant au cinéma, a frayé et atteint, du premier coup, tout ce qui ne se dit pas. L. C.
Avec Ingrid Bourgoin, Michel Delahaye (Fr., 1 h 25)
1980 / Allemagne mère blafarde d’Helma Sanders-Brahms
Helma Sanders-Brahms (1940-2014) est l’une des rares femmes du mouvement labélisé, dans les années 1970, “nouveau cinéma allemand”. Elle y trouve sa place à part entière en 1980 avec Allemagne mère blafarde. Dans l’Allemagne de la défaite nazie et de la reconstruction, le film chronique la survie de Lene (Eva Mattes), mère courage (le titre du film est emprunté à un poème de Brecht) d’une jeune Anna. Exodes, souffrances et destructions. Le regard est quasi documentaire mais il instruit surtout le destin d’une femme “célibataire” face au grand chambardement de l’histoire. Un regard sombre, tant sur le passé que sur le présent de l’Allemagne qui, en 1980, sortait à peine du trauma terroriste incarné par les membres du groupe Baader-Meinhof. C’est la puissance et l’intelligence du film : le nazisme et sa ruine n’y sont pas seulement envisagés comme une épouvante, mais aussi comme une “chance” pour Lene qui profite de la débâcle généralisée pour s’affranchir du joug conjugal et patriarcal. Si catastrophe il y a, elle se cache au final sous le masque du retour au foyer où le déni des crimes commis durant la guerre et le machisme de son mari retrouvé figent le visage de l’héroïne en une inquiétante paralysie faciale. G. L.
Avec Eva Mattes, Ernst Jacobi (All., 2 h 03)
1981 / The Decline of Western Civilization de Penelope Spheeris
Deux choses expliquent la longue fascination qu’a toujours inspirée The Decline of Western Civilization. La première tient à son affiche, qui était aussi la pochette de l’album qui fit la réputation de ce documentaire brutal sur la scène punk à Los Angeles, sorti en 1981. On y voyait Darby Crash, des Germs, allongé, les yeux clos. Une affiche conçue à l’automne 1980, peu de temps avant que le chanteur ne se suicide en s’injectant une surdose d’héroïne, à 22 ans – le 7 décembre 1980, la veille de l’assassinat de John Lennon. De fait, les moments concernant les Germs sont les plus stupéfiants du film, parce que le groupe était sur scène l’incarnation du chaos (bannis de quasiment tous les clubs), et The Decline… est un film à 75 % constitué de scènes live, mais voir Darby et sa copine décrire les photos qu’ils ont shootées avec des amis autour du cadavre d’un peintre mort d’une crise cardiaque au rez-de-chaussée de leur appart est le résumé nihiliste d’un mouvement né de l’ennui dégénéré des banlieues américaines. La grande spécificité de ce documentaire est surtout de montrer à quel point cette scène, aussi violente soit-elle, était emmenée par une poignée de filles intelligentes et vénères : Exene Cervenka de X, Alice Bag des Bags, plus une moitié des Germs, jusqu’à la journaliste Melanie Nissen, du légendaire fanzine Slash. En aurait-il été ainsi si The Decline... n’avait pas été l’œuvre d’une réalisatrice ? Soit l’incroyable Penelope Spheeris, fille d’un immigré grec, forain, assassiné quand elle avait 9 ans, ayant grandi dans des mobile homes, parmi les trailer trash, cette sous-population fauchée qui habite les trailer parks. La base même de l’exclusion sociale qui fait l’ADN du punk, elle connaît. Aussi le punk-rock est partout dans les films suivants, que ce soit Suburbia (1984), The Boys Next Door (1985, avec Charlie Sheen) ou même Wayne’s World, son tube de 1992 avec Mike Myers. Cette maverick est par ailleurs la cousine du cinéaste Costa-Gavras. P. A.
Avec Alice Bag, Black Flag
1981 / Neige de Juliet Berto
Pour son premier film coréalisé en 1981 avec son compagnon Jean-Henri Roger, Juliet Berto, actrice nouvelle vague (Godard, Rivette), a choisi le titre Neige par goût d’un jeu entre les mots : la neige désigne plus ici le nom de code de la drogue dure (héroïne, cocaïne) qu’un phénomène météo. Entre la place Blanche (autre nom à tiroir) et Pigalle, Anita (Juliet Berto), barmaid, se démène entre toxicos, flics, dealers et divers marginaux. Dans ce film noctambule, la lumière fait rage, captée dans ses clairs-obscurs par le directeur de la photographie William Lubtchansky. On parla à l’époque de réalisme poétique. On pourrait aujourd’hui parler de réalisme tout court, tant Neige apparaît comme un quasi documentaire sur un underground parisien disparu, mais gorgé d’une tendresse, toujours d’actualité, pour les moins que rien. Et puis LA Berto, telle qu’elle fut chantée par Yves Simon : Belle et opalescente, partie à jamais en 1990 “au pays des merveilles de Juliet.” G.L.
Avec Jean-François Stévenin, Juliet Berto, Robert Liensol (Fr, 1h30) (E.-U., 1 h 41)
1981 / Freak Orlando d’Ulrike Ottinger
Contemporaine mais dissidente du nouveau cinéma allemand des années 1970, croisant néanmoins le travail de Werner Schroeter (avec qui elle partage une égérie, lesbienne militante, Magdalena Montezuma, et une certaine exubérance lyrique), Ulrike Ottinger a construit l’une des œuvres les plus débridées et folles du cinéma mondial. Bouffonnerie carnavalesque où trône, impériale, Delphine Seyrig, Freak Orlando porte au sommet le style convulsif et strident de la cinéaste. J.-M. L.
Avec Magdalena Montezuma, Delphine Seyrig, Albert Heins (All. de l’O., 2 h 06)
1982 / Boat People d’Ann Hui
La Hong-Kongaise Ann Hui (née en 1947), l’une des rares femmes cinéastes de son pays, surgit en 1982 au Festival de Cannes avec Boat People. Titre international trompeur (l’original se nomme Passeport pour l’enfer), car cette fiction ne décrit pas l’exode des Vietnamiens mais la situation du pays dans les années qui suivirent le retrait des troupes américaines. S’appuyant sur des entretiens avec des réfugiés vietnamiens, collectés pour un documentaire télé réalisé en 1979, Boat People, sans pathos à sensation, décrit l’arrière-monde d’une situation politique et économique catastrophique : dictature et famine. G. L.
Avec George Lam, Cora Miao (H.-K., 1 h 49)
1983 / Rue Cases-Nègres d’Euzhan Palcy
Adapté du roman autobiographique de Joseph Zobel publié en 1950, Rue Cases-Nègres nous plonge dans le contexte du gouvernorat des années 1930 de la Martinique. Dans un milieu agricole, José, 11 ans, orphelin élevé par sa grand-mère, travaille dans des champs de canne à sucre mais aspire à une éducation. A travers cette réécriture fidèle, la Martiniquaise Euzhan Palcy scrute une société où l’esclavagisme aboli a laissé des traces profondes. Elle obtient, en 1983, le Lion d’argent du meilleur premier film à la Mostra de Venise et est la première femme à recevoir le César, l’année d’après, de la meilleure première œuvre. F. C.
Avec Darling Légitimus, Douta Seck (Fr., 1 h 40)
1985 / Sans toit ni loi d’Agnès Varda
Le cinéma expressif d’Agnès Varda trouve en 1985 sa grâce la plus entière en accompagnant sur la route une fille sale et libre, Sandrine Bonnaire, qui n’avait pas 18 ans. Sans toit ni loi restauré continue d’appartenir au genre des films parfaits. Et Varda d’être, parmi ceux qui commencèrent à la fin des années 50 à transformer la visée du cinéma, celle qui cherche la maîtrise de l’expressivité : inventer des formes qui transmettent directement, plastiquement, le sens d’une expérience humaine. Or elle le fait en peignant le trajet d’un personnage qui reste mystérieux : présente et illisible par tous. C’est qu’il n’y a rien à lire que cette présence et les lieux qu’elle traverse, toute interprétation de sa vie par ceux qui la croisent équivalant au malaise de la “société” devant ces deux valeurs asociales : liberté, saleté. Le destin de Mona, c’est la pure expressivité sans loi, sans langage. L.C
Avec Sandrine Bonnaire, Macha Méril, Stéphane Freiss (Fr, 1h45)
1985 / Recherche Susan désespérément de Susan Seidelman
De toutes les tentatives cinématographiques de Madonna, la première fut la meilleure, avec cette aventure sautillante dans le New York du milieu des années 80, où deux femmes (Madonna, en petite délinquante sortie de prison, Rosanna Arquette en femme au foyer désespérée) façonnent leur émancipation au son d’Into The Groove. La réalisatrice Susan Seidelman s’est inspirée notamment du grand film seventies de Jacques Rivette, Céline et Julie vont en bateau. Elle avait auparavant mis en scène un premier long-métrage culte sur les années post-punk, Smithereens (1982), avec l’iconique Richard Hell du groupe Television et une bande-son des Feelies – à la clef, une sélection cannoise en compétition. Seidelman se démarquera plus tard en réalisant plusieurs films comme Cookie, en 1989, co-écrit par Nora Ephron, mais également dans les séries, dirigeant notamment le pilote de Sex And The City en 1998. O.J.
Avec Rosanna Arquette, Madonna, Aidan Quinn (Américain, 1h44)
1986 / Sleepwalk de Sara Driver
Production de la nouvelle école indépendante new-yorkaise, Sleepwalk suit le personnage de Nicole, une jeune claviste dans une imprimerie qui va traduire un mystérieux manuscrit chinois à la demande de deux personnages menaçants. Le livre, qui se présente d’abord comme un conte, sera bientôt le déclencheur d’évènements des plus étranges. Sara Driver, en suivant l’errance de son héroïne et ses rencontres tant incroyables que terrifiantes, absorbe les influences – du clair-obscur au surréalisme en passant par le performance art – et les utilise au service de son propre style vibrant et singulier. E.LG
Avec Suzanne Fletcher, Ann Magnuson, Dexter Lee (Américain, 1h20)
1988 / 36 fillette de Catherine Breillat
“Contre le monde, contre la vie” aurait pu être l’autre titre de 36 fillette, qui suit à la trace son héroïne, Lili, 14 ans, bloc de colère et de dégoût, l’envers d’un désir qui la déborde et frappe d’inanité tout ce qui l’entoure : sa famille, son milieu, ses vacances. Breillat marche sur les traces d’un de ses films fétiches : Baby Doll de Kazan (1956), surnom d’une femme-enfant qui, sous ses airs mutins, cache une bombe de sensualité dégoupillée au milieu des hommes. La cinéaste reprend le canevas mais décuple l’érotisme, la transgression, la noirceur. Lili rencontre un quadragénaire play-boy, vulgaire, les huis clos s’enchaînent comme à l’intérieur d’une scène mentale et on ne sait plus vraiment qui est le chat, qui est la souris. Lili découvre la volupté qu’il y a à dire oui, puis à se refuser, hésiter. A mener un homme à la baguette en soufflant le chaud et le froid. Grand film aussi sur la malédiction des jeunes filles, obligées de penser leur sexualité en termes de pureté et de souillure, alors qu’elles veulent seulement prendre leur pied. On ne remerciera jamais assez Breillat d’avoir filmé des personnages qui brûlent d’une passion purement sexuelle, d’avoir reconnecté le désir à la cérébralité. M. J.
Avec Delphine Zentout, Etienne Chicot, Jean-François Stévenin (Fr., 1 h 26)
1988 / Salaam Bombay de Mira Nair
Récompensée par la Caméra d’Or au Festival de Cannes en 1988, Salaam Bombay suit Krishna, un petit garon de dix ans abandonné à Bombay, devenant Chaipu, porteur de thé dans la rue, afin de récolter 500 roupies pour rentrer chez lui. Pour son premier long-métrage à la frontière de la fiction et du documentaire, Mira Nair délaisse les studios de Bollywood, s’affranchit des codes traditionnels du cinéma populaire indien afin de plonger dans l’agitation de Bombay. La cinéaste, diplômée en sociologie, parvient à passer à travers le piège de l’apitoiement en signant un film immersif et métaphysique où violence et sentiments s’entrechoquent, bref un film qui parle aussi de son temps. F.C
Avec Shafiq Syed, Irrfan Khan, Raghubir Yadav (Indien, 1h53)
1989 / Mon XXe siècle d’Ildikó Enyedi
Mon XXe siècle est un film de la hongroise Ildikó Enyedi, qui emporta la Caméra d’Or du premier film en 1989 au festival de Cannes. C’est un récit d’une fantaisie sidérante qui suture la présentation de la première ampoule électrique par Edison le 31 décembre 1879 dans le New Jersey, et la naissance le même jour à Budapest de jumelles, Dóra et Lili. Devenues orphelines, les petites filles survivent en vendant des allumettes dans les rues, avant qu’un mystérieux kidnapping les sépare. La nuit du nouvel an 1900, Dóra et Lili se retrouvent par hasard à bord de l’Orient Express. Dóra, madone des sleepings, un peu pute, un peu voleuse, et Lili, militante féministe et anarchiste Qui est du côté de la lumière, qui est du côté de l’ombre ? Ildikó Enyedi ne choisit surtout pas, suggérant que chacune à leur fenêtre, les deux héroïnes hurlent la même chose : debout les femmes ! Et que la lumière soit, comme disait Edison… G.L.
Avec Dorota Segda, Oleg Yankovskiy, Paulus Manker (Hongrois, 1h42)
1990 / Paris Is Burning de Jennie Livingston
https://www.youtube.com/watch?v=o47CwiJLpes
Certains films ne vieillissent pas. Il arrive même que le passage du temps leur offre une chambre d’écho avec leur présent dont les dimensions ne cessent de s’étendre. Documentaire mythique sur la contre-culture ball new-yorkaise des années 1980-90, Paris Is Burning anticipe un terme devenu central dans les luttes contemporaines : l’intersectionnalité (terme d’ailleurs inventé quasi simultanément à la sortie du film, en 1989, par Kimberlé Crenshaw). Pendant six ans, Jennie Livingston a filmé les concours de voguing et interrogé leurs participants. Ce qu’elle célèbre sans le savoir est une convergence des luttes où se rejoignent en creux critiques de l’homophobie, de la transphobie, du racisme et problématiques liées à la lutte des classes, au sida et à la prostitution. Mais Paris Is Burning porte aussi en lui le germe d’une tendance qui se popularisera avec les réseaux sociaux : encapsuler sa vie dans une représentation éphémère de soi qui prend l’apparence de la célébrité. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le film connaisse un héritage récent avec la série Pose de Ryan Murphy ou Port Authority de Danielle Lessovitz (2019). Paris is still burning. B. D.
Avec Brooke Xtravaganza, André Christian, Dorian Corey (E.-U., 1 h 11)
1991 / Le Petit Homme de Jodie Foster
Pour la plus française des actrices américaines, 1991 est une année décisive, marquée d’un côté par son rôle légendaire dans Le Silence des agneaux, et de l’autre par la sortie de son premier long-métrage. Portrait d’une femme simple confrontée à la précocité de son jeune fils, Le Petit Homme est un drame bouleversant dans lequel Foster, âgée alors de 29 ans, utilise son propre passé d’enfant star pour éclairer les thèmes du don et de la solitude, du lien complexe et ambivalent d’une mère avec son petit garçon. Deux profils féminins s’y affrontent : le premier porté par un amour instinctif (Foster), face à une tutrice (jouée par Dianne Wiest) obsédée par la performance et l’ambition. Ses trois films suivants n’auront pas tout à fait la même grâce. E. B.
Avec Jodie Foster, Dianne Wiest (E.-U., 1 h 39)
1991 / Border Line de Danièle Dubroux
Polar psychique idéal, Border Line est l’histoire d’une idée fixe. Celle d’Hélène, une femme persuadée, contre toutes les apparences et toutes les rationalités, que Julien, un jeune homme dont elle a très bien connu le père, est son fils. Passant de la névrose à la psychose, le personnage d’Hélène, interprété magistralement par Danièle Dubroux en personne, nous embarque dans un drôle de voyage qui navigue d’un réalisme apparent à une manière de fantastique très personnel. Dans un style ligne claire, Dubroux projette une étrange lumière sur le désir de maternité et ses zones d’ombre, mais également sur les fantasmes incestueux. Border Line est un geste rare, unique, dangereux, l’un de ces films qu’on aimerait tellement voir ressurgir surles écrans. T. J.
Avec David Léotard, André Dussollier, Jacques Nollot (Fr., Sui., 1 h 30)
1992 / Nitrate Kisses de Barbara Hammer
Dyketactics (1974), Multiple Orgasm (1976), Women I Love (1979)… Les films de Barbara Hammer – par ailleurs petite fille de l’actrice du cinéma muet Lilian Gish – dressent une cartographie pionnière du cinéma lesbien, dont l’apogée s’est incarné dans son premier long métrage, réalisé après près de vingt ans de carrière. Mêlant interviews, images d’archives et scènes de sexe, l’important Nitrate Kisses est l’ouverture d’une trilogie consacrée aux luttes et sexualités lesbiennes et gays, du point de vue des plus minorisé·es (personnes racisées et âgées notamment). Admiratrice de Maya Deren, activiste infatigable, Hammer a passé sa vie à transmettre sa vision des puissances féminines comme on mettrait en lumière un continent caché. Elle est morte l’année dernière à l’âge de 79 ans. O. J.
Avec Jerre, Maria, Ruth (E.-U., 1 h 07)
1992 / Gas, Food, Lodging d’Allison Anders
Focus sur trois femmes vibrantes perdues au fin fond d’un désert poussiéreux du Nouveau-Mexique. Basé sur le roman Don’t Look and It Won’t Hurt de Richard Peck, le film, sorti en 1992, relate la vie houleuse d’une mère célibataire et de ses deux adolescentes turbulentes. Si les relations des femmes aux hommes donnent au film ses tournants, le message principal réside avant tout dans le lien féminin. L’une des grandes réussites de la cinéaste Allison Anders est qu’elle touche à toutes les bonnes questions des femmes de la classe ouvrière contemporaine sans jamais être farouchement anti-hommes. Sans jamais effleurer le feuilleton romantique, Anders, toujours avec un style épuré et laconique, étudie en quelque sorte comment les femmes trouvent leur force intérieure, pleine de grâce et d’espoir, afin de guérir leurs vieilles blessures. F.C
Avec Brooke Adams, Ione Skye, Fairuza Balk (Américain, 1h41)
1993 / La Leçon de piano de Jane Campion
Au XIXe siècle, la silhouette corsetée d’Ada débarque sur une plage de Nouvelle-Zélande. Sa fille et son piano l’accompagnent dans sa nouvelle vie d’épouse contrainte. Ada a perdu sa voix, elle ne communique qu’en touchant son piano et en plantant son regard charbonneux dans celui de ceux qui tentent de la dominer. La rencontre avec un homme de l’île va lui redonner son corps. La caméra synesthésique de Jane Campion déborde de sensualité. Chaque geste d’Ada caresse l’écran de cinéma, Campion invente un langage amoureux avec une parole qui ne part pas du logos – le discours, la raison, la logique –, mais de la glossa – une langue liée au corps, à la glotte, au corps caverneux de la bouche. Car même si l’héroïne n’émet pas le son de sa voix, son corps, lui, hurle à chaque plan son désir de liberté. I. B.
Avec Holly Hunter, Harvey Keitel (N.-Z., Aust., Fr., 2 h 01)
1993 / Travolta et Moi de Patricia Mazuy
Le feu et la glace, une ado incendiaire qui fout le feu chez ses parents et un jeune homme patineur qui exécute des saltos avec grâce, The Clash et Joe Dassin, le punk et la disco, l’embrasement sensuel de la puberté et le grand gel existentiel du désir de mort : pour son deuxième film, Patricia Mazuy imagine un coming-of-age movie tout en oxymores. Les émotions et les formes s’affrontent dans un teen movie sidérant d’emportement lyrique. Appartenant à une collection d’Arte sur l’adolescence, ce chef-d’œuvre enfiévré ne connut qu’une diffusion télé et aucune sortie en salle ou édition vidéo en raison d’une bande-son trop chère, gorgée de tubes des Bee Gees. J.-M. L.
Avec Leslie Azoulay, Thomas Klotz (Fr., 1 h 07)
1994 / Pas très catholique de Tonie Marshall
Moins célébré que Vénus Beauté, Pas très catholique est peut-être le film de Tonie Marshall le plus vivant. Portrait d’une femme, Maxime, sorte de Philip Marlowe au féminin, incarnée idéalement par Anémone et sa gouaille légendaire qui trouve ici un de ses tout meilleurs emplois, oscillant entre enquête et introspection, sur fond de ténébreuses affaires, le deuxième long-métrage de Tonie Marshall est avant tout une salutaire célébration de la liberté sexuelle et morale. Féministe, tendance anar, Pas très catholique n’oublie jamais la mélancolie du temps qui passe. Son charme un peu brinquebalant n’en est que plus grand. T.J
Avec Anémone, Michel Roux, Roland Bertin (Fr, 1h40)
1994 / Petits Arrangements avec les morts de Pascale Ferran
Dans le premier long-métrage de Pascale Ferran trône fragilement un château de sable. Une construction forcément éphémère et toujours à reconstruire autour de laquelle tournent un frère et deux sœurs, plus un enfant, Jumbo. Polyphonique en matière de récits, de personnages mais aussi en termes de mixage des temporalités, Petits Arrangements... affirme un tempérament mélancolique et cérébral, celui d’une cinéaste travaillée par le deuil, la famille et le cinéma de Resnais ou de Truffaut (tendance La Chambre verte). Le regard féminin n’y est jamais vraiment frontal, plutôt oblique et souterrain, comme tous les courants et tous les désirs qui traversent ce film marquant qui gagna, à juste titre, la Caméra d’or en 1994. T. J.
Avec Charles Berling, Catherine Ferran, Didier Sandre (Fr., 1 h 48)
1996 / Clueless d’Amy Heckerling
Emblème de la décennie en termes de teen movies, Clueless s’affirme un peu comme une réécriture logique du roman littéraire Emma de Jane Austen. Avant même de réaliser un film pour adolescentes, Amy Heckerling interroge la pression sociale et hiérarchique de sa propre héroïne, Cher, interprétée par Alicia Silverstone. Sans jamais tomber dans la méchanceté, le cynisme, ou l’idiotie, la réalisatrice créer un personnage, certes princesse, mais emplis de puissance et de responsabilité. Avec un regard tendre porté sur l’adolescence, Clueless s’inscrit dans les classiques du genre, et de l’empowerment féminin d’une certaine manière. F.C
Avec Paul Rudd, Donald Faison, Alicia Silverstone (Américain, 1h38)
1998 / Os Muntantes de Teresa Villaverde
Au fin fond d’une ville portugaise, trois jeunes adolescents en proie à la misère, à la drogue et à la prostitution, vivent dans la rue tels des survivants. Sélectionné à Un Certain Regard en 1998 au Festival de Cannes, le film livre un essai poétique et philosophique. Grâce à ses recherches documentées sur les jeunes enfermés dans des centres de réinsertion sociale au Portugal, la cinéaste image ce qu’elle appelle “mutants”, des êtres exceptionnels qui ne se résignent jamais. Dans les années 1990, alors que de nombreux réalisateurs tels que Pedro Costa ouvrent de nouvelles perspectives, Teresa Villaverde s’impose comme l’une des nouvelles voix féminines du cinéma portugais. F.C
Avec Ana Moreira, Alexandre Pinto, Nelson Varela (Portugais, 1h54)
1999 / Virgin Suicides de Sofia Coppola
On peut distinguer deux catégories de premiers films. Ceux qui, dans un geste de déférence cinéphile, construisent des mondes nouveaux mais restent immanquablement hantés par un héritage. Et ceux qui, pour exister, n’ont d’autres choix que de le tuer. Virgin Suicides, premier long métrage de Sofia Coppola adapté du roman de Jeffrey Eugenides, se situe à la jointure de ces deux champs. C’est un film kamikaze, qui convoque un genre défini (le teen movie) pour mieux le tordre de l’intérieur. Nous voici au cœur d’une banlieue bourgeoise américaine, au début des années 1970. Dès son ouverture, le film rompt avec la candeur de son décor chic et sophistiqué à outrance (l’équivalent d’un bain moussant et parfumé). La tragédie est révélée : c’est ici que les sœurs Lisbon se sont donné la mort. La suite est un compte à rebours funèbre, obsédé par une énigme que des garçons, des années après le drame, tentent de résoudre. Si le mystère demeure, immense, c’est que dans ce monde puritain, le mal qui asphyxie les filles est si commun qu’il en demeure invisible. Chronique adolescente, élégie aérienne, Virgin Suicides a aussi valeur de manifeste féministe : seul le sacrifice sauvera ces héroïnes des griffes du patriarcat. M. D.
Avec Kirsten Dunst, Josh Hartnett, James Woods, Kathleen Turner (E.-.U., 1 h 37)
1999 / La vie ne me fait pas peur de Noémie Lvovsky
Réécriture pour le cinéma du magistral Petites que Noémie Lvovsky avait réalisé pour Arte, La vie ne me fait pas peur est un grand film sur l’adolescence, cet âge des possibles qui bute sur l’impossible. En suivant une bande de quatre jeunes filles aux destins croisés et bientôt divergents, Noémie Lvovsky se remémore évidemment sa propre adolescence au cœur des années 1970 sur un mode pop et remuant. Bordélique et excessif, le film déborde de partout, et c’est très bien comme ça. Parfois, les larmes et la rage se mélangent au point que le film pourrait parfois changer de titre et s’appeler A l’ombre des jeunes filles en pleurs. Mais, au final, c’est l’énergie et la couleur qui triomphent. T. J.
Avec Julie-Marie Parmentier, Magali Woch (Fr., Sui., 1 h 51)
1999 / Boys Don’t Cry de Kimberly Peirce
Pour beaucoup de femmes et d’hommes trans, Boys Don’t Cry correspond à la première fois où il·elles se sont vue·s sur un écran. Pour d’autres, le film de Kimberly Peirce a révolutionné leur regard en mettant en scène le concept d’identité transgenre chez des adolescents. Interprété par Hilary Swank jeune (récompensée par l’Oscar de la meilleure actrice cinq ans avant son second triomphe, en 2005, dans Million Dollar Baby), que l’on découvre transfigurée en sublime tomboy amoureux de Chloë Sevigny, ce mélo baroque imbibé de culture nineties a marqué la culture LGBT + sans jouir d’une aura à sa hauteur dans l’histoire récente du cinéma américain. E. B.
Avec Hilary Swank, Chloë Sevigny (E.-U., 1 h 58)
1999 / Beau Travail de Claire Denis
Depuis son premier film, Chocolat, Claire Denis est liée à l’Afrique, autant continent que territoire de son imaginaire. En 2009, elle y revient, à Djibouti, où s’activent quelques soldats de la Légion. Ce pourrait être le début d’un honorable porno gay. C’est l’ouverture d’une tragédie antique : d’une part, un ex-adjudant-chef (Denis Lavant, héros déchu exilé à Marseille), d’autre part, un chœur d’hommes qui commente sa chute et conspire à l’augmenter. Le point de vue, vivement en trans, n’est pas celui d’une femme regardant des hommes, mais celui d’un exclu, hyper-spectateur d’un Eden-Cinéma où rien n’apparaît des trouffionneries, mais où tout transpire de rituels étranges, presque abstraits, chorégraphiés souvent, torturés parfois. Comme toujours chez Claire Denis, le visage de la violence est celui d’un doux ange, fatalement exterminateur. Beau Travail est écrit sur le vent du désert, comme Melville lançait son Billy Budd au fil des océans. Beauté fragile et jeunesse éphémère comme jumeaux d’une même utopie : le cinéma pour toujours. Beau Travail est un beau film. G. L.
Avec Denis Lavant, Grégoire Colin (Fr., 1 h 30)
1999 / Vorace de Antonia Bird
Œuvre inclassable du fait d’un vrai mélange des genres, Vorace sort dans l’indifférence générale en France, fait un flop au box-office américain, mais n’en reste pas moins un grand film, basé sur le fait divers de la tragédie du passage de Donner durant l’hiver 1847, qui gagne à être connu. Malgré un tournage difficile (Antonia Bird n’était pas le premier choix à la réalisation, notamment), le film se démarque par son humour noir et sa bande originale à la fois décalée et obsédante, que l’on doit à Michael Nyman et Damon Albarn. E.LG
Avec Guy Pearce, Robert Carlyle, Jeremy Davies (Américain, 1h41)
2000 / Scarlet Diva de Asia Argento
Pour sa première réalisation, Asia Argento raconte l’histoire d’Anna, une actrice qui tente de passer à la mise en scène et qui de Rome à Los Angeles croise tout ce que le show-buisness compte de rock-stars perchées, de freaks en tous genres et de producteurs priapiques (suivez mon regard). Asia est donc Anna, et Anna est une sorte d’Alice carollienne arpentant un nightmare halluciné, où la jeune femme semble se réapproprier la figure de vierge sadisée que son père Dario avait modelée pour elle. De Charybde en Sylla, de sado en maso, de gore en trash, Asia/Anna Argento ne calme sa transe que le temps d’un sublime face à face avec son reflet dans une glace sur Wild is the wind de Nina Simone (aussi puissante que le rasage ensanglanté du Big Shave de Scorsese). Asia se fait les aisselles méticuleusement, se prépare, se maquille, et lorsque l’image ressemble à ce qu’attendent d’elle les autres, elle défait l’ensemble d’un revers de main, écrase le rouge à lèvres, fait couler le mascara sous les larmes. Entre narcissisme et haine de soi, figuration et défiguration, autoparodie et autocombustion, le film est un feu de bengale, divin et écarlate. J.-M.L
Avec Asia Argento, Jean Shepard, Vera Gemma (Italie, 1h31)
2000 / Baise-moi de Virginie Despentes et Caroline Trin Thi
Baise-moi c’est beaucoup de choses. C’est d’abord l’adaptation du premier livre de Virginie Despentes, par elle-même et Caroline Trin Thi, hardeuse chevronnée. Ensuite c’est le film qui a déclenché une polémique et une censure rarement vue en France ; interdit aux -16, retiré des salles deux jours après sa sortie car classé X, il ressort finalement en salle avec une nouvelle classification « interdit aux -18 » spécialement créée pour le film. Entre les deux, c’est un Telma et Louise porno et gore, qui, s’il a certes mal vieilli (la laideur de l’image des premières caméras numériques et la bande-son où figure des groupes comme Le Peuple de l’herbe), abrite encore un esprit punk, provocateur et un désir de jouir en se foutant des règles social et de la morale. B. D.
Avec Raffaëla Anderson, Karen Bach, Patrick Eudeline (Fr, 1h15)
2000 / Les glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda
Agnès Varda, cinéaste de la proximité et de la liberté, glaneuse (d’images) du titre de ce documentaire, suit à l’aide d’une petite caméra numérique des glaneurs urbains et ruraux qui ramassent les restes dont les autres ne veulent pas, par nécessité mais aussi par choix. On croise ainsi la route d’un riche viticulteur, d’un RMIste, d’un grand chef et de sans-abris. Sorte de road-movie à pied, en voiture et en train, le mouvement de ce “documentaire-routard” est à la fois géographique, historique, social, juridique et esthétique. E.LG
2001 / La Ciénaga de Lucrecia Martel
Dans l’ambiance tropicale des alentours d’une piscine, quelques adultes au bord de l’ivresse s’enlisent sous les yeux d’une enfant. Premier long-métrage de l’Argentine Lucrecia Martel, La Ciénaga (qui signifie “marécage” en espagnol) est un festival de sensations troubles, d’odeurs déliquescentes, de sons assourdis et moites, de couleurs saturées. Plus qu’un récit autobiographique, La Ciénaga prend la forme d’une collection d’ambiances menaçantes qui aborde, au passage, la condition des femmes à travers l’aliénation d’une mère déçue par la vie mais incapable de s’échapper d’une famille toxique. Un grand premier film sans aucun doute. T. J.
Avec Mercedes Morán, Graciela Borges (Arg., Fr., Esp. Jap., 1 h 43)
2001 / Trouble every day de Claire Denis
Le cinéma punk, trans et physique de Claire Denis a cela de particulier qu’il pousse sur les zones frontalières, qu’il aime s’aventurer en terre incertaine et ne jamais se fixer là où on l’attend. La réalisatrice flirte avec les limites entre l’humain (le désir sexuel) et l’inhumain (la perversion ; où ce qui est jugé comme telle par les protagonistes) en faisant du corps son motif de prédilection. C’est Les Salauds, High Life, Beau Travail, J’ai pas sommeil et bien sûr Trouble Every Day. Vincent Gallo et Beatrice Dalle y incarnent des personnages partageant une même confusion sexuelle entre soif d’amour et de sang ; ils aiment la chair autant qu’ils s’en nourrissent. Cela donne un chef-d’œuvre d’horreur gore, servi par la photographie sublime d’Agnès Godard et la bande-son des Tindersticks, un film sensoriel, un conte de vampire moderne où se mêlent prédation et consentement sexuelles. B.D
Avec Tricia Vessey, Béatrice Dalle, Alex Descas (Fr, 1h40)
2001 / A ma sœur de Catherine Breillat
Possiblement autobiographique et vraiment fantasmatique, A ma sœur est un précipité du cinéma de Catherine Breillat. D’une crudité souvent au scalpel, le film de Breillat radiographie d’abord, avec génie, les pulsions d’une jeune fille, obsédée par son dépucelage mais qui se trouve bien plus laide que sa sœur, un canon. Longtemps naturaliste, A ma sœur bascule finalement dans la folie d’un épilogue sidérant qui met à jour le désir sexuel au féminin sur son versant le plus dérangeant. Conte cruel de la jeunesse, pas consensuel pour un sou, A ma sœur est un film vraiment troublant. Hérétique avant tout, y compris pour les féministes les plus radicales ! T.J
Avec Anaïs Reboux, Roxane Mesquida, Libero De Rienzo (Fr, 1h33)
2003 / Monster de Patty Jenkins
Aileen vit de son activité de prostituée et sillonne, canette de bière à la main, les routes sans âme d’une banlieue américaine. Elle rencontre Selby, une jeune lesbienne dont elle tombe rapidement amoureuse, ce qui la poussera à changer de vie. Charlize Theron, au-delà d’être méconnaissable (elle prend 15 kilos et porte des prothèses sur le visage pour cette interprétation) est surtout magistrale dans ce premier grand rôle qui constituera son acte de naissance en tant qu’actrice et dont la performance lui vaudra un Oscar. E.LG
Avec Charlize Theron, Christina Ricci, Bruce Dern (Américain, 1h51)
2003 / An Angel at My Table de Jane Campion
Pour son deuxième long-métrage, Jane Campion livre un des films les plus marquants des années 90. An Angel at My Table relate l’enfance de l’écrivaine néo-zélandaise Janet Frame marquée par le deuil, la dépression et l’exclusion. Au bord du gouffre et en lutte contre ses propres démons, la romancière brave les conventions en trouvant refuge dans la poésie. Si cet exercice immersif traite de la folie, le film rend également hommage à l’anticonformisme et à la solitude de l’artiste. Au travers d’une écriture et d’une esthétique féminine, Jane Campion, parle du combat complexe des femmes à exister dans une société qui les excluent. F.C
Avec Kerry Fox, Alexia Keogh, Karen Fergusson (Néo-zélandais, 2h38)
2003 / Il est plus facile pour un chameau de Valeria Bruni Tedeschi
“Il est plus facile pour un chameau de passer par le chas d’une aiguille que pour un riche d’entrer au royaume des cieux”. Si le titre est tiré d’un passage de la Bible, son film est lui surtout inspiré de sa vie. Federica, interprétée par elle-même, est une femme, la trentaine, fille d’immigrés italiens prise de culpabilité du fait d’être immensément riche. Accablée par son héritage, elle va se réfugier dans son imaginaire. Dans son premier long-métrage en tant que réalisatrice, Valeria Bruni Tedeschi expose non seulement sa personnalité rêveuse, mais parle aussi du désir d’affranchissement. F.C
Avec Valeria Bruni Tedeschi, Chiara Mastroianni, Jean-Hugues Anglade (Fr, 1h50)
2003 / Shara de Naomi Kawase
On connaît l’histoire : un enfant disparaît et sa figure absente ruine la vie d’une famille bien des années après. De ces mélos fantomatiques on en a mangé mille et cent. Alors pourquoi ce sentiment, face à Shara, de n’avoir jamais vu ça ? C’est que la réalisatrice Naomi Kawase amène avec elle sur ses plateaux quelques tours spécifiques. Par exemple celui-ci : engager un caméraman travaillant d’ordinaire dans le champ du documentaire et ne pas lui donner de script pour qu’il filme chaque scène avec les tremblements du direct. Ainsi, trouver un regard inédit sur des personnages ne passe pas nécessairement (comme on pourrait le croire) par l’invention d’une maîtrise nouvelle mais aussi par des ruses imprévues pour troubler/égarer les maîtrises anciennes. La beauté du résultat dans Shara est terrassante. Toutes les péripéties de la fiction surgissent à l’écran comme des événements. A l’instar du grand orage d’été qui vient bouleverser d’un coup la parade finale. Avis aux chercheurs d’or : qui n’a pas vu la pluie tomber chez Kawase ne sait pas ce qu’est la joie. P. B.
Avec Kohei Fukungaga, Yuka Hyyoudo (Jap., 1 h 40)
2004 / Mystification ou l’histoire des portraits de Sandrine Rinaldi
Mystification est une adaptation d’un récit de Diderot, transposé de nos jours. Pour son premier moyen-métrage (il y en aura un second trois ans plus tard, Cap Nord), Sandrine Rinaldi (également critique de cinéma sous le pseudo de Camille Nevers) retient de Diderot le goût des cruelles machinations, des collusions secrètes, de l’alliance opaque entre les règles sociales et les raffinements du libertinage, mais plus encore la langue du texte original, qu’il s’amuse à chahuter. Que la machination prenne satisfait peut-être davantage le désir informulé de celle qu’on mystifie que ceux qui croient la manipuler. Qui désire quoi ? Qui aime encore ? Et qui met en scène ce sac de nœuds, d’incertitudes et de regrets informulés ? Voilà l’imbroglio que le film emmêle avec un humour distant et une grande inspiration visuelle. J.-M.L
Avec Camille Cayol, Laurent Lacotte (Fr., 59 min)
2005 / Marseille d’Angela Schanelec
Sophie, une jeune photographe allemande, échange son appartement avec une étudiante habitant à Marseille. Elle rencontre Pierre, un mécanicien, avec qui elle flirte puis, une fois rentrée à Berlin, retrouve les choses comme elle les a laissées – notamment son amour pour le mari de sa meilleure amie Hanna. Avec ce film, un des représentants du nouveau cinéma allemand des années 2000, aux antipodes de la théâtralité expressionniste qui a fondé le cinéma allemand (notamment grâce à la modernité de la mise en scène et du récit), Angela Schanelec signe une œuvre tiraillée entre l’espoir et un éternel retour à la case départ, avec la solitude de son personnage principal en toile de fond. E.LG
Avec Maren Eggert, Emily Atef, Alexis Loret (Allemand, 1h35)
2005 / Innocence de Lucile Hadzihalilovic
Adapté d’une nouvelle allemande de Frank Wedekind, Lucile Hadzihalilovic livre un premier film des plus singuliers du cinéma français contemporain. Dans une forêt coupée du monde, l’arrivée d’une nouvelle fille dans un étrange pensionnat pour fillettes va bousculer leur quotidien. L’intrigue nébuleuse étroitement inspirée du Suspiria de Dario Argento et de Pique-nique à Hanging Rock de Peter Weir, dessine, à travers mutations et éveil, le passage de l’enfance à l’adolescence. Là où réside tout l’équilibre du film est que le regard féminin derrière la caméra, capte l’innocence comme la sexualité, sans jamais créer quelconque malaise, qu’un œil masculin incompris aurait pu avoir. Hadzihalilovic met en scène un récit sombre et candide à la fois, miroir de la complexité que d’être une jeune fille. F.C
Avec Zoé Auclair, Lea Bridarolli, Bérangère Haubruge (Fr, 1h55)
2006 / Lady Chatterley de Pascale Ferran
Constance Chatterley, jeune femme de la haute bourgeoisie anglaise, est enfermée dans son mariage avec les responsabilités et devoirs que cela implique. Lorsqu’elle rencontre Parkin, le garde-chasse du domaine, c’est le début d’un difficile apprivoisement, un éveil à la sensualité pour la lady et un long retour à la vie pour l’amant. Entre orfèvrerie du découpage, majesté des durées et incandescence des émotions, ce film fiévreux est une petite merveille de sensibilité, d’intelligence de cinéma, d’une puissance d’expression d’autant plus forte et admirable qu’elle n’a l’air de rien. E.LG
Avec Marina Hands, Jean-Louis Coulloc’h, Hippolyte Girardot (Fr, Belge, 2h38)
2007 / Tout est pardonné de Mia Hansen-Løve
Le ressentiment, son dépassement, ou même l’absence totale de sa formation sont forcément au cœur d’un film intitulé Tout est pardonné. Mais que couvre ce “tout”, qui est pardonné, dans le premier long-métrage de la jeune Mia Hansen-Løve ? Dans la première partie, une famille est désagrégée par la toxicomanie d’un père défaillant. Dans la deuxième, la petite fille du début retrouve à 17 ans ce père et ne ressent contre lui aucune animosité. D’où vient pareille sérénité ? C’est tout le mystère du film. Etrangement ici, le malheur accumulé dans la première partie flotte et ne pèse pas sur la seconde. Entre les deux temps du film, les liens de causalité sont lâches, estompés, prennent des chemins vicinaux, presque invisibles. A 26 ans, Mia Hansen-Løve trouvait du premier coup, et dans toute sa plénitude, la formule magique de son cinéma, mixte de lucidité et de douceur, de proximité sensible et de détachement clairvoyant. J.-M. L.
Avec Paul Blain, Constance Rousseau (Fr., 1 h 45)
2007 / Persepolis de Marjane Satrapi
Encensée par la presse mondiale, l’œuvre autobiographique publiée dans les années 2000 a fait de Satrapi l’une des autrices francophones les plus reconnues. Suite à son adaptation éponyme sur grand écran, Marjane Satrapi, dont le style graphique et narratif personnel avait déjà su retenir l’attention, obtient le Prix du Jury du Festival de Cannes. Persépolis raconte l’histoire récente de l’Iran à travers les yeux de Marjane, en passant de son enfance à Téhéran durant la révolution islamique à son intégration dans la vie européenne. A base de régime dictatorial et de répression, Satrapi arrive à signer une œuvre singulière, universelle et humaniste. F.C
Avec les voix de Sean Penn, Iggy Pop, Gena Rowlands (Fr, 1h35)
2008 / Twilight – Chapitre 1, fascination de Catherine Hardwicke
L’exploit de Twilight, la saga de best-sellers de Stephenie Meyer, tenait à sa féminisation des codes de la littérature horrifique pour ados. L’adaptation que signe Catherine Hardwicke (réalisatrice d’un film indé remarqué, Thirteen, déjà sur l’adolescence) éclaire au passage (de ses rayons inversés) un secret ultime du genre : que nous révèle du désir féminin cette attirance orgueilleuse et obstinée pour une créature qui ne rêve que d’une chose, tuer la femme qui l’aime ? Le film devient dès lors le récit dialectique de la rencontre (plus que du conflit) entre deux désirs, celui d’une jeune fille qui exige de l’homme qu’elle aime qu’il la tue, et celui d’un vampire contraint, par amour, à… devenir végétarien. Mais à désirer un lion pacifique, ou un vampire végétarien, la jeune héroïne de Twilight risque une fin plus hitchcockienne (Soupçons) que breillatienne (Une vraie jeune fille) : l’abstinence. H. F.
Avec Kristen Stewart, Robert Pattinson (E.-U., 2 h 02)*
2009 / Bliss de Drew Barrymore
Lorsqu’une actrice qu’on suit depuis longtemps fait son premier film, on se demande toujours s’il ressemblera à ce qu’on connaît d’elle. Soit la petite fille d’E. T. (Spielberg), la productrice audacieuse de Donnie Darko (Richard Kelly), l’actrice qui essaie d’adapter son physique de rondouillarde aux canons hollywoodiens. Ici, Drew Barrymore choisit une forme de repli joyeux en tablant sur un mixte d’intrigue adolescente classique et d’esprit rebelle un peu carré (une jeune fille veut échapper à un destin conventionnel), auquel elle offre une dimension foutraque inattendue : la passion pour le sport. Si le cinéma américain a su trouver des exutoires physiques aux adolescents (le skate, la danse, le surf), il n’y avait pas grand-chose jusqu’ici pour leurs alter ego féminins. Drew Barrymore leur offre le roller derby, compétitions de roller sur piste où il s’agit de gagner des points en dépassant ses adversaires, voire en les éjectant. Vitesse, agressivité, jolies tenues (paillettes et shorts), musique à fond, public surexcité, coups et blessures assurés : une forme de gloire tapageuse est là, composant la meilleure partie du film. A.R
Avec Ellen Page et Drew Barrymore (Américain, 2h)
2010 / Winter’s Bone de Debra Granik
Ce second film de Debra Granik se démarque par sa sécheresse, sa ténuité psychologique et son refus de céder aux sirènes misérabilistes. Il s’accroche dès les premiers plans aux boots de son héroïne, la taciturne et obstinée Ree (exceptionnelle Jennifer Lawrence, révélée par ce rôle), qu’il ne lâchera plus jusqu’à la fin. Vendu comme un film social à l’européenne (on pense certes à Ken Loach), Winter’s Bone a tous les traits du western, genre essentiellement américain, abstrait, mythologique. A l’instar de Kelly Reichardt, Debra Granik utilise la crise (morale, économique) comme pur moteur fictionnel, davantage soucieuse d’en montrer les effets concrets que d’en dénoncer les causes. Point de réel méchant ici mais une attention constante à l’inextinguible flux vital des hommes et des femmes : lorsqu’un vieux cow-boy rouillé se saisit d’un banjo, par exemple, qu’un soldat explique longuement, presque en chuchotant, à Ree pourquoi ce n’est pas une bonne idée pour elle de s’engager dans l’armée, ou qu’un enfant se met à faire du trampoline, en apesanteur. J.G
Avec Jennifer Lawrence, John Hawkes, Kevin Breznahan (Américain, 1h40)
2010 / La Dernière Piste de Kelly Reichardt
La Dernière Piste ne renvoie pas à une fin mais bien à un début, c’est un récit des origines que réécrit Kelly Reichardt. Dans quatrième film, elle offre à la conquête de l’ouest une nouvelle mythologie, du point de vue des femmes (notamment à travers les yeux du personnage incarné par une extraordinaire Michelle Williams, actrice fétiche de Kelly Reichardt) et des natifs, plutôt que de celui du mâle blanc. C’est sans-doute son film le plus séduisant plastiquement, on y retrouve cette façon de traiter le paysage comme un territoire abstrait et immense, dont l’écrasante horizontalité écrase la petite verticalité humaine. Dans ce film de silence, de poussière et de ciel voilé, l’essentiel est dans les détails, comme toujours dans l’œuvre de la cinéaste américaine, qui fait plus que jamais preuve dans ce film d’un art contemplatif, brute et minimaliste tout droit hérité de Robert Bresson. B.D
Avec Michelle Williams, Paul Dano, Bruce Greenwood (Américain, 1h44)
2011 / Tomboy de Céline Sciamma
Dans les premières scènes de Tomboy, le spectateur voit un petit garçon là où tous les autres personnages (ses parents, sa petite sœur) voient une petite fille. Dans la suite du récit, il voit une petite fille là où tous les autres croient jouer et chahuter avec un petit garçon. Tendu, intrigant, Tomboy utilise toutes les recettes du film à suspense. Mais Céline Sciamma est particulièrement habile pour manier une dramaturgie très construite, tout en masquant la charpente. Les situations sont intenses, mais c’est la description en profondeur des personnages, l’étude de caractère, qui a le dernier mot. Comme si la cinéaste transposait une certaine efficacité de storytelling américaine dans le vocabulaire du cinéma d’auteur français, puisait dans la boîte à outils d’Aaron Sorkin (A la Maison Blanche, The Social Network) pour raconter un film de Jacques Doillon. Le film décrit avec une acuité rare l’éboulement du monde dans les yeux de ceux qui n’ont vu que ce qu’ils voulaient voir, n’ont pas vu ce qu’il fallait voir. Cette perturbation, Céline Sciamma la filme avec une touche légère, estompant la gravité par l’humour, sans esquiver la violence de certaines situations. Et elle joint sans forcer la puissance à la finesse. J.-M.L
Avec Zoé Héran, Malonn Lévana, Jeanne Disson (Fr, 1h22)
2011 / La guerre est déclarée de Valérie Donzelli
“Si tu veux être actrice, écris tes propres films.” C’est encouragé par Jérémie Elkaïm, compagnon et collaborateur, que Valérie Donzelli se lance dans la réalisation. La cinéaste et comédienne devient la reine de ses propres fictions derrière et devant la caméra. Ses récits racontent, avec une trivialité joueuse qui donne à son œuvre cette vibration si singulière, la maternité et le couple. En 2010, ce cinéma autobiographique et irrésistiblement foutraque rencontre un succès retentissant avec La guerre est déclarée, véritable histoire de son enfant malade. Le film, léger et enragé, est une déflagration émotionnelle. Donzelli affine son style et affirme son geste de cinéaste : faire du cinéma pour mieux vivre. M. D.
Avec Valérie Donzelli, Jérémie Elkaïm (Fr., 1 h 40)
2012 / Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow
Au moment où Kathryn Bigelow réalise Zero Dark Thirty, elle vient de marquer l’histoire en devenant la première femme (et toujours la seule à ce jour) à décrocher l’Oscar de la meilleure réalisation pour Démineurs (2010), devant son ex-mari James Cameron et Quentin Tarantino. Son statut au sommet du cinéma hollywoodien, où elle mêle action et film de guerre, se confirme avec le film suivant, Zero Dark Thirty, précis et haletant sur la traque d’Oussama Ben Laden. Du splendide raid final presque entièrement dans le noir à l’incroyable assurance du personnage d’analyste de la CIA (le meilleur rôle de Jessica Chastain), en passant par la description inspirée du milieu militaire et des hommes entre eux, le talent de Bigelow explose à chaque plan. Aujourd’hui âgée de 68 ans, la réalisatrice du culte Point Break (1991) a perdu de son aura à la suite de l’échec commercial du très controversé Detroit (2017), consacré à des émeutes raciales. Mais il serait temps de replonger dans une filmographie qui compte dix longs-métrages capables de revisiter le mythe du vampire (Aux frontières de l’aube, 1987), de sonder les images contemporaines violentes (Strange Days, 1995) ou de retourner sur ses bases le thriller policier (Blue Steel, 1990)…Le parcours de Bigelow est plus transversal et surprenant qu’un regard de surface pourrait le laisser croire. Sa première ambition était de devenir peintre. Elle a commencé à réaliser des films commerciaux après une longue période dans l’art contemporain des années 1970, travaillant avec Richard Serra et Lawrence Weiner, figure de l’art conceptuel, ainsi que l’intellectuel français Sylvère Lotringer, fondateur de la revue Semiotext(e) et futur “héros” du manifeste féministe I Love Dick de Chris Kraus. Inspirée par la cinéphilie moderne (elle a évoqué sa passion pour “la matrice Fassbinder/Douglas Sirk”), Kathryn Bigelow a finalement atterri à Hollywood par accident. Alors qu’elle avait été envisagée pour réaliser Wonder Woman, aucun futur projet n’est aujourd’hui annoncé. O. J.
Avec Jessica Chastain, Joel Edgerton, Chris Pratt (E.-U., E.A.U., 2 h 37)
2012 / Cloud Atlas de Lana et Lily Wachowski
De l’Amérique esclavagiste du XXe siècle au Séoul du futur, à travers une demi-douzaine de récits prélevés à des époques diverses, les sœurs Wachowski (au moment du tournage, Lily était néanmoins encore Andy) brassent une odyssée ébouriffante de l’émancipation. Les mêmes acteurs interprètent une variété de personnages, tous âges, espèces, genres confondus, dans une enivrante valse transformiste. On retrouve là l’obsession des Wachowski pour un cinéma mouvant, en phase avec son époque, dont il vampirise les innovations, qui les a mené·es de l’ère du tout-numérique (Matrix et Speed Racer) à celle des séries et de leur écriture proliférante. Un grand film mutant. R. B.
Avec Tom Hanks, Halle Berry, Ben Whishaw (E.-U., 3 h 12)
2012 / L’âge atomique d’Hélena Klotz
L’Âge atomique est le premier long-métrage, fragile et très beau, d’une jeune femme de 32 ans, Héléna Klotz. Son sujet est l’adolescence, ses pulsions de sexe et de mort confondues, ses enthousiasmes et ses prostrations, sa grandeur et son ridicule. Son décor est Paris la nuit, ses gares, ses trains de banlieue, ses clubs souterrains, ses ponts et ses forêts voisines. Le film lui-même semble attiré par une force obscure tandis qu’il s’écarte de tout réalisme pour emprunter les sentiers d’un romantisme noir, évoquant Jean-Paul Civeyrac, et d’un fantastique primitif, hyperstylisé. C’est la grande force de ce jeune cinéma sans gêne et aventureux, qui n’hésite pas à frayer dans les eaux du bis ou à croiser les imaginaires pour inventer sa propre langue. R.B.
Avec Elliott Paquet, Dominik Wojcik, Niels Schneider (Fr, 1h08)
2013 / Elle s’en va d’Emmanuelle Bercot
https://www.youtube.com/watch?v=wO5wvX1TJY4
Peut-on être un être de fuite et un être de courage ? Pour tenir ce paradoxe, le rendre possible avec évidence, il suffit à Emmanuelle Bercot de filmer Catherine Deneuve, qui comme nulle autre conjugue toujours la présence d’une forme d’absence, la retenue d’une forme d’audace. En suivant une femme qui choisit sur un coup de tête de tout plaquer, Bercot réussit un road-movie émancipateur à l’humeur changeante, drôle et poignant, convoyé avec une inspiration folle par son interprète. J.-M.L
Avec Catherine Deneuve (Fr, 1h53)
2013 / Tirez la langue, mademoiselle d’Axelle Ropert
D’abord fine critique dans La Lettre du cinéma, foyer cinéphile au tournant du siècle, puis scénariste, Axelle Ropert a transposé son goût pour le classicisme hollywoodien et une certaine école française non spectaculaire dans ses propres films. Tirez la langue mademoiselle est une belle histoire d’amour chuchotée dans les décors du 13e arrondissement, ainsi que le portrait d’une mère célibataire jouée par Louise Bourgoin. Ropert tourne actuellement son cinquième long-métrage Petite Solange avec Philippe Katherine et Léa Drucker. O.J
Avec Louise Bourgoin, Cédric Kahn, Laurent Stocker (Fr, 1h42)
2015 / Mustang de Deniz Gamze Erguven
Ce premier long-métrage en forme de cavalcade polissonne et féminine, joyeuse et enragée, nous immerge dans le monde damné des jeunes sœurs mariées de force. L’incontestable réussite de Mustang tient au filmage du corps collectif sororal superbement fluide et chatoyant, bouquet de “jeunes filles en fleurs” telles qu’on les trouve de Proust à Sofia Coppola. Il existe chez Deniz Gamze Ergüven un vitalisme, une scénographie vitaminée qui, à chaque instant, émeut et égaie l’œil, nous attrape. Trait qui range le film du côté d’un “féminisme joyeux”, expression utilisée par Agnès Varda pour qualifier la couleur de ses propres films. Sans diaboliser le mariage arrangé (l’une des sœurs y trouve son compte de câlins et de baisers), la réalisatrice dénonce une tradition nuisible dès lors qu’elle se meut en tyrannie, en prison. E.B
Avec Güneş Nezihe Şensoy, Doğa Zeynep Doğuşlu, Elit İşcan (Turc, 1h33)
2016 / Grave de Julia Ducournau
Premier long-métrage de Julia Ducournau (repérée à Cannes pour son court-métrage Junior), Grave raconte le parcours semé d’embûches de Justine, étudiante en première année d’une école vétérinaire. Justine se découvre une appétence pour le sang, et bientôt pour la chair humaine. Gonflé, poétique, féroce, ce film girly et anthropophage incarne la prise de pouvoir d’une nouvelle génération fracassante de réalisatrices. E. B.
Avec Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella (Fr., Bel., 1 h 38)
2016 / Toni Erdmann de Maren Ade
L’histoire d’une businesswoman allemande émigrée à Bucarest, où elle travaille pour une société pétrolière, et de son père, amateur de farces et attrapes et de canulars lourdingues, engagé dans une reconquête kamikaze du cœur de sa fille. L’esprit à la fois rigide et déluré, la parfaite netteté de l’écriture, l’étrange appétit pour le ridicule de Toni Erdmann transcendent sa sécheresse formelle apparente. Le troisième long-métrage de Maren Ade (également productrice des longs-métrages de son compagnon Ulrich Köhler et des films de Miguel Gomes) est certes drôle – il l’est vraiment –, mais il est beaucoup moins une comédie qu’un film sur le rire, sur sa psychologie, sur sa fonction sociale, sur son pouvoir de dérèglement. T. R.
Avec Sandra Hüller, Peter Simonischek, Michael Wittenborn (All., Aut., Mona., Rou., Fr., Sui., 2 h 42)
2016 / Certaines femmes de Kelly Reichardt
S’il est problématique de parler d’un cinéma féminin, essentialisé par le genre de son autrice, il semble évident que filmer implique plus souvent pour une femme que pour un homme une forme de décadrage, de mise en scène d’un espace jusque-là peu visible, une façon de faire sien un médium majoritairement masculin. La filmographie de Kelly Reichardt est à ce titre éloquente. D’Old Joy (2006) à La Dernière Piste (2010) en passant prochainement par First Cow (2019), la réalisatrice américaine n’aura eu de cesse de développer sa propre mythologie de l’Ouest lointain, très loin des clichés du western. Certaines femmes, adaptation de trois nouvelles de l’écrivaine américaine Maile Meloy, brosse le quotidien de quatre femmes vivant dans une petite ville du Montana, interprétées par un formidable quatuor d’actrices (Kristen Stewart, Laura Dern, Michelle Williams et la révélation Lily Gladstone). L’art épuré de Kelly Reichardt, à la fois rustique et raffiné, aussi taiseux par le verbe que prolixe par la forme, y atteint des sommets de précision de trait. Dans ce film livré aux quatre vents des paysages désertiques du nord-ouest des Etats-Unis, elle explore la condition féminine en prise avec la misogynie ordinaire de l’Amérique profonde. B. D.
Avec Michelle Williams, Kristen Stewart, Laura Dern (E.-U., 1 h 47)
2016 / American Honey d’Andrea Arnold
Mélangeant comédiens pros (Shia LaBeouf, Riley Keough) et amateurs, l’errance d’une jeunesse bigarrée dans l’Amérique profonde, au son de la trap et sous les vapeurs de fumette… Filmé au plus près des peaux, de la nature et de l’asphalte, entre parkings de supermarchés et grands espaces brûlants, American Honey donne l’occasion à Andrea Arnold (Red Road, Fish Tank) de développer son sens aigu d’un cinéma musical et sensuel, capable de traquer la violence du monde (celle de l’argent roi et de la domination masculine) pour conquérir un espace de beauté. Un rêve panthéiste et féminin dont l’héroïne se libère sous nos yeux. O. J.
Avec Sasha Lane, Shia LaBeouf (G.-B., E.-U., 2 h 43)
2017 / The Rider de Chloé Zhao
Rares sont les films retournant le gant de la virilité avec autant de délicatesse que The Rider, second film de la réalisatrice américaine d’origine chinoise Chloé Zhao. Elle y suit la guérison d’un cow-boy moderne, star locale de rodéo victime d’un grave accident cérébral. Dans une mise en scène proche du documentaire, Chloé Zhao cultive dans ce film un care gaze qui porte autant sur une déconstruction de la masculinité que sur le rapport à l’animal ou sur le sort des populations indiennes. On attend avec impatience The Eternals, son troisième film prévu pour cet automne, puisque ce blockbuster bardé de stars (Angelina Jolie, Salma Hayek, Kit Harington) s’annonce aussi comme le premier film de super-héros Marvel avec un personnage transgenre. B. D.
Avec Brady Jandreau, Mooney, Tim Jandreau (E.-U., 1 h 44)
2017 / Lady Bird de Greta Gerwig
Si l’on découvre Greta Gerwig lorsqu’elle devient l’égérie du cinéma indé américain avec Frances Ha (2012) de Noah Baumbach, l’Américaine a un désir de cinéma qui excède celui d’être actrice. Et ce dès ses débuts, puisqu’elle cosigne ses premiers films en plus d’y jouer (Hannah Takes the Stairs, Nights and Weekends). Elle réalise avec Lady Bird son premier film en solo. Autobiographique, il épouse l’envol d’une jeune femme éprise de théâtre qui projette de quitter son lycée de Sacramento pour New York et son bouillonnement culturel. Il explore ce moment charnière où se jouent à la fois les premières amours, l’arrachement familial et se dessine une forme d’ambition existentielle. La réalisatrice y trouve un alter ego en la personne de Saoirse Ronan. Elle forme avec Timothée Chalamet un couple étincelant dans le film suivant de la cinéaste : Les Filles du docteur March. B. D.
Avec Saoirse Ronan, Laurie Metcalf, Timothée Chalamet (E.-U., 1 h 34)
2017 / Les Bums de plage d’Eliza Hittman
Avant de réaliser des épisodes de la saison 2 de 13 Reasons Why, la jeune réalisatrice new-yorkaise obtenait un vif succès d’estime avec son second long-métrage, Les Bums de plage. Disponible aujourd’hui sur Netflix, le film raconte l’incapacité de jouissance d’un jeune garçon qui sent une pulsion homosexuelle sans pouvoir pleinement l’embrasser. Entre Moonlight et Beau Travail et porté par le très beau 16 mm de la chef-opératrice française Hélène Louvart, le film est aussi heurté que pointilleux dans cette auscultation d’un empêchement du désir. B. D.
Avec Harris Dickinson, Madeline Weinstein, Kate Hodge (E.-U., 1 h 38)
2017 / Wonder Woman de Patty Jenkins
Si ses bracelets d’acier et son body étoilé hantent tout autant l’imaginaire collectif des fans de comic books que la cape de Batman, il aura fallu des années avant que Wonder Woman, icône féministe, apparaisse sur grand écran. Le film marque la première incursion d’une femme à la réalisation du genre dominant la planète dans les années 2010 : le blockbuster super-héroïque. Aux antipodes des torsions ténébreuses d’un Christopher Nolan, Patty Jenkins (révélée avec Monster en 2003) tire son odyssée guerrière vers un cinéma pop et léger. On n’oubliera pas ces premières scènes troublantes sur l’harmonie d’une île-gynécée avant que l’héroïne ne vienne se heurter à notre monde. M. D.
Avec Gal Gadot, Chris Pine, Robin Wright (E.-U., Ch., H. K., 2 h 21)
2018 / Heureux comme Lazarro d’Alice Rohrwacher
Fable d’abord pastorale puis urbaine, le troisième film de la jeune réalisatrice italienne Alice Rohrwacher, prix du scénario à Cannes en 2018, ex aequo avec Trois Visages de Jafar Panahi, suit la figure d’un garçon candide, d’un ravi de la crèche qui ne trouve son bonheur qu’en observant la nature et en se mettant au service de ses semblables. Il vit d’abord dans une communauté de paysans mise à l’écart du monde par des bourgeois dans le but de les exploiter, avant d’être libéré et plongé dans le monde contemporain, synonyme pour lui de la plus grande pauvreté. Ce film sur l’innocence corrompue, doublé d’un conte poétique et politique sur le capitalisme, ressuscite le cinéma de Pier Paolo Pasolini (La Ricotta par exemple) et fait d’Alice Rohrwacher l’une des réalisatrices les plus talentueuses et singulières d’Europe. B.D
Avec Adriano Tardiolo, Alba Rohrwacher, Agnese Graziani (Italie, 2h07)
2019 / Atlantique de Mati Diop
Après Mille Soleils, le moyen-métrage documentaire que Mati Diop a consacré en 2013 à son oncle, figure disparue d’un cinéma sénégalais hanté par son passé, la réalisatrice raconte une nouvelle histoire de fantôme avec Atlantique, son premier long-métrage récompensé du grand prix du jury à Cannes l’an dernier. Film à la lisière du fantastique, œuvre de chair désirante et d’esprit vengeur, Atlantique est aussi un film politique puissant qui embrasse la tragédie de l’immigration clandestine et des inégalités sociales à Dakar. B. D.
Avec Mame Binta Sané, Amadou Mbow, Ibrahima Traoré (Fr., Sén., Bel., 1 h 44)
2019 / Sibyl de Justine Triet
Après un combat de rue intime et collectif (La Bataille de Solférino), Justine Triet logeait les tumultes sentimentaux et existentiels dans un seul corps (en éruption) : celui de Virginie Efira, avocate au bord de la crise dans Victoria. En 2019, un autre prénom suffisait à contenir le programme dense et réflexif (vivre sa vie comme une fiction) d’un film qui donnait au portrait de son héroïne des allures d’odyssée. Avec une virtuosité folle (mélange de genres, ruptures de ton), Sibyl sondait l’âme d’une héroïne fragile et robuste en même temps qu’il scellait la symbiose quasi parfaite entre une cinéaste et une actrice. M. D.
Avec Virginie Efira, Adèle Exarchopoulos (Fr., Bel., 1 h 40)
2019 / Une fille facile de Rebecca Zlotowski
Pour son quatrième long-métrage, Rebecca Zlotowski campe une coming-of-age story balnéaire et offre à Zahia le rôle d’une jeune femme initiatrice d’une cousine plus jeune. Libre ou prisonnière : c’est toute la dialectique sur laquelle repose le film. Tandis que la cousine aînée s’adonne à ses habitudes de coucheuse entretenue, la cadette contemple dans un coin, hésitant à embrasser cette vie de luxe et d’apparences, prenant la mesure des privilèges qu’elle offre en même temps que de ce qu’il en coûte d’y entrer. Et cette dialectique, le film ne la résout pas. Il épouse un gaze insituable, il mène à son point de fusion la chronique d’une femme-objet, la rend à la fois complètement chose, complètement déesse et complètement sujet – en coupant pourtant tout accès à son intériorité, tant pour les autres personnages que pour nous, spectateurs. C’est tout à la fois le drame existentiel (elle sera toujours seule) et l’armure immarcescible de cette fille facile et cependant compliquée qui, contre toutes les estocades masculines, et feignant de leur céder l’entrée, demeure impénétrable. T. R.
Avec Zahia Dehar, Mina Farid (Fr., 1 h 31)
2019 / Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma
“Prenez le temps de me regarder.” Le premier dialogue du Portrait de la jeune fille en feu va encore résonner longtemps, dans toute sa douceur et sa rage, mais aussi sa pertinence politique. A la fois une caresse et un cri. Autour d’une histoire d’amour lesbienne au XVIIIe siècle (une peintre dresse le portrait d’une aristocrate promise au mariage), Céline Sciamma a fait un film manifeste pour la mise en scène de l’expérience féminine. Au cœur des images se joue la recherche pas à pas d’une égalité entre artiste et modèle, la croyance dans l’acte de création comme croisement entre des corps palpitant, pont entre les organes et les désirs, destruction des normes de pouvoir qui empêchent de jouir. Après Naissance des pieuvres, Tomboy et Bande de filles, Sciamma signe le film d’une époque, au souffle profondément libérateur. O. J.
Avec Adèle Haenel, Noémie Marlent (Fr., 2 h 02)