Chronique "C'est la vie" - Mode : au-delà du chic
Le luxe est-il devenu une bannière politique?
Pourquoi certains méprisent la mode ? D’habitude, la réponse est évidente : c’est frivole, ça pollue et ça pousse au consumérisme. Et c’est soit trop cher, soit pas assez. Car maintenant, on sait que ce jean à 18 euros, c’est une économie réalisée sur le dos des ouvriers du Bangladesh, des Ouïghours ou des enfants du monde. De quoi tourner sept fois sa Visa dans sa poche avant de ressortir… bredouille mais fier(ère). On est un peu frustré(e), mais on s’est inscrit(e) avec succès dans un comportement vertueux, responsable, bref, politique ! Qui l’eût cru ? Quand on est riche, l’affaire se corse. Il s’agit de dépenser sa fortune avec conscience. Il n’est plus question ici de céder à un caprice. Non, si je claque, je veux que mon argent soit utile à une cause. Ce peut être l’environnement, avec le tee-shirt « local » ou le denim « propre » (on se demande bien comment, mais bon…). Plus chers, forcément. Et pas toujours conformes à notre désir. Tant pis, c’est pour une bonne action.
Là où l’achat devient un sacerdoce, c’est quand vous optez pour un affichage délibéré. Vos fringues, pardon, vos « pièces » – comme on parle des pièces de la collection Pinault – clament vos positions politiques. Le créateur le plus radical s’appelle Demna Gvasalia – prononcez Vassalia. Vous ne le connaissez pas ? C’est le Géorgien qui dessine Balenciaga. Oui, la maison fondée en 1917 par Cristobal Balenciaga, le couturier de la famille royale espagnole. La griffe s’était un peu éteinte avec la mort de son fondateur. Nicolas Ghesquière l’a réveillée en 1997 dans un style sobre et géométrique ; au bout d’une quinzaine d’années, il est parti chez Vuitton.
Avec Demna, chaque tenue est une déclaration de combat
Donc, Demna. Un dur qui n’a pas eu une enfance facile : la guerre civile, l’exil, puis l’Allemagne… On ne la lui fait pas. Il a accumulé les diplômes : économie et finance à l’université de Tbilissi, puis virage vers la mode à l’Académie royale des beaux-arts à Anvers. Pendant que la Géorgie retrouvait la paix, Demna turbinait. Créait sa griffe, Vetements, entre destroy et trashy. Son postulat : « subvert high fashion ». En clair : renverser les valeurs chics de la haute couture. Voilà un excitant principe pour faire chauffer l’Amex ! Il n’y va pas par quatre chemins, le Géorgien. Commence par inventer le concept de « highsnobiety », qu’on pourrait traduire par « haute société du snobisme ». C’est de l’humour. La haute couture était jusqu’ici une exaltation de la beauté classique et de l’élégance ? Eh bien, maintenant, c’est une posture qui revendique un goût pour le populo, le troué, le difforme, le trop large, le bizarre, le plouc, bref, le moche ! Un snobisme ?
Avant Gvasalia, « Les Deschiens » (pièce de Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff) avaient lancé l’anti-distinction au Festival d’Avignon. C’était kitsch, drolatique, si finement démodé que ça en était « fashion ». D’ailleurs Miuccia Prada les a copiés. Mais là, avec Demna, on ne rit plus. Chaque tenue est une déclaration de combat. Il faut observer la gravité des mannequins vêtus d’oripeaux – on ne cherche pas à séduire, encore moins à afficher son fric : on esthétise son mal-être. Vous partagez ces positions ? Offrez-vous donc la veste de jogging oversize à 1 300 euros. Taille unique, elle ira à toute votre dynastie. Le tee-shirt avec l’émoji qui bave est plus abordable : 495 euros. OK, critiquer les prix de ces vêtements, qui plus est écoresponsables, « réalisés avec des matériaux recyclés », parfois même avec d’anciens vêtements, c’est mesquin.
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Il faut se rendre à l’évidence : faire son shopping dans certaines maisons de luxe n’est plus du tout futile. On craque « en conscience », au besoin, on se force à faire l’acquisition d’une robe à fleurs qu’on n’aurait pas osé donner autrefois à sa femme de ménage. Mais c’est une critique sociale. Tournée contre soi.
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