François Dubet : "L'épreuve du confinement révèle des inégalités qui peuvent devenir haine"
La Tribune - Ce moment si particulier de début de confinement, comment l'éprouvez-vous intimement, comment l'interprétez-vous intellectuellement ?
François Dubet - Bien que ma situation soit relativement "confortable" - je ne suis pas seul, nous avons un jardin et nous ne manquons pas de lecture -, le confinement est une épreuve. Nous sommes loin de ceux que nous aimons, et nous ne savons pas quand nous les verrons de nouveau.
En observant le monde à travers les écrans, j'ai le sentiment d'être totalement dépendant de flux d'informations toujours angoissants. Les rares sorties dans les rues, où l'on entend surtout les oiseaux, sont, elles aussi, "flippantes". Mais c'est surtout le rapport au temps qui est pénible, puisqu'on ne peut se projeter sur aucune date ; il faut donc meubler ce temps avec une succession de petits rites afin qu'il ne se dilue pas dans une durée indistincte. Ne nous cachons pas que cette épreuve sera de plus en plus difficile à supporter et que nous en sortirons probablement en étant un peu différents et fatigués.
Intellectuellement, j'ai le sentiment d'être profondément déstabilisé, parce que les problèmes qui m'occupaient, comme la rédaction d'un livre avec Marie Duru-Bellat sur les paradoxes de la massification scolaire, deviennent un peu dérisoires. Je lis un livre publié il y a trois semaines sur les primaires démocrates aux États-Unis, et déjà il a l'air de dater tant ses enjeux sont hors de nos préoccupations.
Nous ne sommes pas en guerre - formule maladroite - mais c'est comme une guerre : tout devient urgent, essentiel, vital, et personne n'anticipe réellement la fin. Non seulement se posent des questions de survie, mais nous savons bien que demain, les choses ne retrouveront par leur cours normal et que nos débats ne seront plus les mêmes : appauvrissement, endettement, rupture des échanges, explosion du chômage...
On ressent bien la sorte de "panique" qui s'empare de nous, y compris chez ceux dont le métier est de réfléchir et de faire de la science : beaucoup deviennent épidémiologistes du jour ou lendemain. Et comme toujours quand on ne sait pas vraiment ce qui arrive et ce qu'il faut accomplir, les théories les plus étranges et les plus complotistes prennent le pas puisque rien n'est pire que ne pas nous expliquer ce qui survient.
N'importe quelle explication plutôt que le vide, et plutôt des intentions de nuire plutôt que des enchaînements de causes... Dans cette situation, je m'efforce de faire confiance à ceux qui savent et à ceux qui agissent, parce que je n'ai pas d'autre choix raisonnable. Aussi j'essaie de n'être pas connecté toute la journée afin de garder un minimum de raison.
Le confinement met spectaculairement en lumière des inégalités. Celles par exemple liées au lieu et aux conditions matérielles de la réclusion, l'image de Parisiens sur les plages du Cap Ferret se heurtant à l'invisibilité de ceux recroquevillés dans leur HLM de Seine-Saint-Denis. Celles aussi d'accès aux matériels de protection, à la maîtrise numérique ("illectronisme"), etc. Vous êtes inquiet de la possibilité que le confinement accroisse la perception des "petites inégalités", celles communément négligées mais que la colère des gilets jaunes avait mises en exergue, celles qui exacerbent aigreur et ressentiments, celles qui en définitive morcellent, compartimentent, fracturent le plus la société. Celles qui pourraient provoquer des violences, soit visibles soit intériorisées. Sous quelles formes ces inégalités "silencieuses" peuvent-elles éclater ? Quelles "autres" inégalités cette épreuve du confinement révèle(ra)-t-elle ?
À juste titre, les sciences sociales, beaucoup de think tanks et des économistes dans le sillage de Thomas Piketty, ont mis en évidence la croissance des inégalités depuis une trentaine d'années. Les inégalités qu'ils mesurent et dénoncent sont en fait les très grandes inégalités, celles qui opposent les 5%, 1%, 0,1%, voire les 0.0,1% au reste de la population. Ils ont raison dans la mesure où les richesses s'accumulent sur une minorité de la population, ce qui pose des problèmes économiques, des problèmes sociaux et fiscaux et pas seulement des problèmes de justice, puisqu'une partie des sociétés échappe ainsi à la vie sociale "ordinaire" et au contrôle des États.
Cependant, cette perspective a conduit à ignorer les "petites inégalités", celles que perçoivent les individus dans leur vie quotidienne, au travail, à l'école, dans la ville. En France, ces inégalités-là n'ont pas explosé et dans certains domaines, elles se sont même réduites. Mais pour les individus, elles sont insupportables et ceci pour plusieurs raisons. La première est une transformation du "régime d'inégalité". En effet, tant que nous vivions dans une société industrielle, de classes, les inégalités étaient relativement congruentes et engendraient une expérience collective. Elles opposaient des "nous", "nous" les ouvriers, "nous" les "bourgeois", "nous" les paysans... On se comparait de groupe à groupe. Depuis une trentaine d'années, ce régime des inégalités s'est défait, et ces dernières se sont multipliées plus qu'elles n'ont explosé. Ce sont les individus plus que les collectifs qui se vivent comme inégaux car chacun cristallise en lui-même plusieurs dimensions des inégalités : je suis inégal "en tant que" femme, péri-urbain, peu diplômé, divorcé, éloigné de mon travail, "en tant que" jeune, vieux, connecté ou pas...
Dès lors, les inégalités sont vécues comme des discriminations et des manifestations de mépris d'autant plus insupportables que le sentiment de l'égalité fondamentale de tous n'a pas cessé de se renforcer, conformément au grand récit de la "providence" démocratique de Tocqueville. Par exemple, durant une trentaine d'années, les inégalités entre les femmes et les hommes se sont "objectivement" réduites, mais celles qui subsistent sont nettement plus insupportables.
Autre exemple, jusque dans les années 1970, les grandes inégalités scolaires opposaient les jeunes qui accédaient à l'enseignement supérieur à ceux qui travaillaient ; or, aujourd'hui, tous ou presque étudient, mais ils ne suivent pas les mêmes études, ils sont triés à l'intérieur même du système scolaire, et le sentiment d'injustice face à ces "petites inégalités" scolaires est bien plus vif qu'au temps où seule une minorité étudiait.
La viralité des thèses complotistes sur l'origine du virus en est le porte-voix : l'anarchie des manières dont la perception de ces inégalités s'exprime, ouvre la voie à un désordre démocratique et politique aux conséquences insoupçonnées...
Le mouvement des gilets jaunes en est une illustration : il a moins protesté contre les "patrons" et Bernard Arnault qu'il ne s'est opposé aux "petites inégalités" qui pourrissent la vie et, plus encore, au sentiment d'être méprisé, d'être invisible et ignoré. Mais, en même temps, ce mouvement n'a produit aucune demande collective, chacun portant sa propre colère. On peut faire l'hypothèse que le covid-19 va exacerber cette expérience des inégalités puisque, comme vous le dites, chacun se compare au plus près de lui : maison ou appartement, capacité ou impossibilité d'aider le travail scolaire des enfants, connexion efficace ou isolement... L'épreuve du confinement révèle des inégalités que l'on pouvait tenir pour insignifiantes ou allant de soi. Comme pour les gilets jaunes, ces inégalités n'ont pas d'expression collective et politique, elles peuvent donc devenir des haines, des croyances dans les complots, des imaginaires populistes... Dans un scénario du pire, on peut toujours imaginer que les inégalités se multiplient : pourquoi cette région plus que celle-là, pourquoi des masques ici et pas là... ? Alors que les "vieilles" inégalités de classes avaient une expression politique, les inégalités multiples sont vécues comme des épreuves personnelles privées d'expressions collectives, elles s'individualisent et se multiplient sans s'agréger...
... En atteste d'ailleurs la polémique aux Etats-Unis - révélatrice des vicissitudes de l'organisation fédérale - suspectant la Maison Blanche de privilégier l'approvisionnement de matériel sanitaire dans les Etats, comme la Floride, favorables à la stratégie électorale de Donald Trump. La pandémie tue essentiellement les personnes âgées ou déjà fragiles. Le biais intergénérationnel constitue à la fois un marqueur criant des inégalités et une clé de voûte du "faire société". La considération pour les aînés, le rôle et la place qui leur sont conférés, pourraient-ils, demain, évoluer ?
Chaque année, les grippes tuent beaucoup plus les personnes âgées que les jeunes. Je suppose qu'il peut y avoir des fragilités naturelles. Avec la canicule de 2003, nous avions découvert que les EHPAD et les maisons de retraite protégeaient moins que nous le pensions. Les vieux mourraient beaucoup plus en France qu'en Espagne et en Italie où ils restaient davantage chez leurs enfants, faute d'État providence efficace. Et puis, nous avons oublié cet épisode... pour le redécouvrir aujourd'hui.
Ce qui choque le plus tient à la rareté des moyens de réanimation qui obligerait à trier les malades en fonction de leur espérance de guérison alors que, a priori, toutes les vies se valent. Nous n'avions jamais imaginé nous trouver dans la situation d'exercer une médecine de guerre.
Nous découvrons aussi à quel point nos vies dépendent de l'État providence et des services publics : le travail du couple exige un système scolaire, des aides diverses et des prises en charge pour les vacances scolaires. Les personnes âgées sont une affaire d'État plus que de familles. Alors que la France est plutôt bien armée en matière de protection sociale, il n'est pas exclu que la pandémie nous conduise demain à des révisions déchirantes au profit des solidarités locales, familiales, des aménagements des temps de travail. Peut-être que tout ce qu'on dénomme "travail de soin", le care, devra être redéfini, réparti d'une autre manière aussi au sein des familles d'une part, et entre les familles et les collectivités d'autre part.
Solidarité : la pandémie questionne en effet de manière brûlante ce qui la compose, ce qui, dans nous et dans la société, l'irrigue et l'éteint, et la cause des aînés en est une cristallisation peut-être salutaire...
Evidemment, je ne souhaite pas un retour aux seules solidarités domestiques supportées par les femmes, mais la division du travail au sein des familles et entre les familles et l'État révèle aujourd'hui sa fragilité dans la société française qui, je le répète, n'est pas la moins protectrice et la moins redistributrice. De la même manière qu'un modèle de développement économique ne sera plus tenable, un modèle d'État providence et de solidarité ne le sera plus. Nous devrons demander à la collectivité de nous aider à être solidaire, plutôt que de confier, par délégation, la solidarité au seul État.
A contrario, il n'est pas contestable que la pandémie rompt certaines digues consubstantielles des inégalités : elle frappe indépendamment des patrimoines, des statuts, des classes sociales, des moyens financiers, des territoires, des pays, des continents... La perception de cet effacement peut-il durablement marquer les esprits, c'est-à-dire, grâce à cette "vulnérabilité égale", aider à prendre conscience que demain "il" faudra s'employer à lutter contre les "inégalités injustes" ?
Pour ce qu'on en sait, le Covid-19 est aveugle et démocratique. Il frappe tout le monde et oblige chacun à se protéger tout en protégeant les autres. En même temps qu'il révèle des inégalités de conditions de vie, il est un facteur de solidarité puisque la survie de chacun dépend des autres, y compris de ceux qui n'étaient guère visibles et valorisés. De ce point de vue, comme au lendemain des guerres, bien des inégalités seront perçues comme insupportables. Après la guerre de 14-18, on se demandait pourquoi la société divisait "ceux que les tranchées avaient unis". Mais c'est là le scénario optimiste car on peut imaginer, à l'opposé, que la peur débouche sur la guerre de tous contre tous.
En tous les cas, l'universalité du risque et l'impératif de solidarité obligeront à s'interroger sur la justice des inégalités. Est-il juste qu'une aide-soignante, un routier, une caissière ou un livreur soient voués aux bas salaires et à la précarité quand on sait désormais que leur travail est tellement vital ? À l'opposé est-il juste que les très haut revenus soient totalement déconnectés de « l'utilité sociale » du travail accompli ? Celui qui gagne cent fois plus qu'un autre n'est jamais cent fois plus indispensable. On peut imaginer que ces questions, jusque-là un peu abstraites, s'imposent d'autant plus que nous devrons affronter une crise économique telle qu'il faudra partager les sacrifices, les pertes, et pas les bénéfices.
A propos de toute inégalité, il faut distinguer la perception de la réalité. L'ampleur, aujourd'hui incalculable, inimaginable, des répercussions économiques et donc sociales voire humanitaires, de cette crise, pourrait modifier en profondeur le "sujet même" des inégalités, autant dans ses dimensions de perception que de réalité. Comment "la" démocratie - plus exactement chaque levier de démocratie : l'exécutif, le législatif, les corps intermédiaires, les espaces de démocratie directe ou participative - doit-elle, peut-être dès maintenant, s'emparer du sujet ?
La perception des inégalités sociales n'est pas le reflet des inégalités réelles. Chaque société adhère plus ou moins à une philosophie de la justice sociale qui la conduit à percevoir les inégalités ou certaines d'entre elles comme plus ou moins acceptables. Par exemples, les Américains sont moins scandalisés par les inégalités sociales que ne le sont les Scandinaves, alors que les inégalités sont bien plus élevées aux États-Unis que dans le nord de l'Europe ; quant aux sociétés libérales, convaincues de l'ampleur de la mobilité sociale, elles tolèrent mieux les inégalités que les sociétés social-démocrates. Or la mobilité sociale n'est pas, en fait, plus grande dans les premières sociétés. Les représentations comptent autant, voir plus, que les faits.
Ces représentations joueront sans doute un rôle demain. Ceci dit, mon inquiétude concerne moins les représentations et les imaginaires que les capacités politiques. Ce que sera l'avenir post-pandémie dépendra des capacités politiques des sociétés démocratiques.
Soit elles seront en mesure d'organiser un débat et de prendre des décisions reconnues comme légitimes, soit elles n'en seront pas capables et nous pouvons craindre le pire : des paralysies anarchiques qui ont de grandes chances de déboucher sur des régimes autoritaires ou "illibéraux". La situation politique actuelle peut légitimement inquiéter : comment les systèmes politiques démocratiques fortement déstabilisés depuis quelques années pourraient-ils offrir des perspectives politiques courageuses et démocratiques entre des majorités fragiles, des mouvements populistes puissants et des démagogues "incontrôlables et incontrôlés" désormais au pouvoir dans beaucoup de "grands pays" ? Quant à l'avenir de l'Europe, il existe aussi de bonnes raisons de n'être pas très optimiste - or chacun sait que les réponses nationales ne pèseront pas sur l'état du monde.
Toute inégalité n'est pas néfaste ou injuste, certaines sont motrices et stimulantes, elles participent à ce que des individus progressent, à ce qu'une "communauté progresse". De cette crise peut-il sortir une redistribution des "bonnes" et "mauvaises" inégalités ?
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— NPL Mon Jun 11 15:05:02 +0000 2012
La question des inégalités ne s'est jamais présentée comme une alternative entre un égalitarisme absolu et l'acceptation de toutes les inégalités. Heureusement, nous n'avons pas à choisir entre la Corée du Nord - tous égaux sauf un - et Hayek - toutes les inégalités sont bonnes tant qu'elles procèdent d'un marché ouvert. L'ensemble des enquêtes conduites sur cette question montrent que les individus sont un peu plus subtils et pensent qu'ils doivent être égaux sur certains registres, comme ceux de leurs libertés fondamentales et de la satisfaction de leurs besoins élémentaires. En revanche ils estiment que certaines inégalités sont acceptables quand elles sanctionnent l'effort, le mérite et la contribution au bien commun. Et les Français apparaissent assez largement "rawlsiens" : ils jugent que les inégalités issues d'une compétition méritocratique sont acceptables dès lors que les plus mal lotis voient leur situation s'améliorer. Le débat n'a jamais opposé l'égalité et les inégalités, il est celui des inégalités acceptables et dans une certaine mesure utiles à tous. Sur ce dernier point, je ne crois pas à la théorie du « ruissellement », la fable selon laquelle l'hyper richesse des uns est bonne pour les plus pauvres.
Vous citez le sociologue Emile Durkheim, auteur du principe de "solidarité organique" : le travail de chacun contribue à la vie collective, la cohésion sociale résulte de l'interdépendance des individus entre eux. L'épreuve que nous subissons aujourd'hui pourrait-elle après, plus tard, donner à ce principe une nouvelle dimension ? Et d'ores et déjà bouleverser certains des référents, des repères, des mécanismes qui orchestrent l'organisation collective de la solidarité, et au préalable qui nourrissent notre conception et notre exercice intimes de la solidarité ?
Il nous faut revenir à la notion de solidarité car la recherche de l'égalité suppose que nous soyons solidaires des autres, de ceux que nous ne connaissons pas et pour lesquels nous sommes prêts à faire des sacrifices : payer des imports progressifs ou cotiser pour des assurances universelles. La solidarité repose sur une dimension symbolique : des croyances et des représentations communes nous attachent les uns aux autres, notamment des croyances religieuses puisque nous serions tous "frères" en étant les fils (moins souvent les filles) du même dieu. Dans les sociétés modernes, c'est, pour l'essentiel, la nation qui offre cette dimension symbolique de la solidarité, et qui appelle les "sacrifices suprêmes".
Mais il existe un autre récit de la solidarité, Saint-Simonien, puis durkheimien et solidariste, selon lequel les liens symboliques résistent mal à l'individualisme moderne, à la division du travail capitaliste et au désenchantement religieux. Dans ce cas, on considère que la société est un organisme, une "ruche" à laquelle chacun contribue par son travail. Plus la division du travail est intense, plus nous dépendons des autres et plus les autres dépendent de nous. Seuls, les oisifs et les "parasites" profitent de ce système sans y contribuer. Dans ce cas, le solidarisme, puis le socialisme, consiste en un système de droits et de protections liés au travail qui ouvre des dettes et des créances : chaque travailleur donne à la société et celle-ci doit lui "rendre" ce don. L'État social moderne et la société salariales se sont construit de cette manière, par la redistribution sociale, on rend aux travailleurs, aux retraités... ce qu'ils ont donné à la société. Dans les sociétés industrielles nationales, cette représentation de la solidarité était extrêmement puissante car elle transformait un conflit de classes en un ensemble de droits et de devoirs sociaux. On appelait ça le progrès social.
Progrès social dont ces ressorts de solidarité semblent s'être affaissés au fil du temps...
En effet, cette représentation s'est progressivement affaiblie, et nous avons du mal, avec la mondialisation, la multiplication des échanges et des mobilités, à nous représenter la société sous cette forme organique. Si la pandémie a une vertu, et une seule, c'est de nous rappeler nos dépendances et nos dettes envers ceux que nous ne connaissons pas. Nous ne sommes plus dans une société de purs individus en compétition, une société de vainqueurs et de vaincus, mais dans un ensemble dont nous dépendons et qui dépend de nous. Le raisonnement peut être étendu au-delà des sociétés nationales : nous dépendons de tous les autres humains et même de la nature qui s'invite à la table des droits... Si cette vision ne s'impose pas, nous risquons de vivre un retour archaïque des seule solidarités symboliques et identitaires : repli sur les identités, les nations, les voisins, repli contre tous les autres. Alors que ce virus est celui de la mondialisation, la pire solution serait les fermetures nationalistes, identitaires, et à terme : la guerre, la vraie ! Il nous faut donc, à la fois, ressouder chaque société et renforcer la gouvernance internationale. Je ne suis pas certain que ce scénario ait les faveurs de Poutine, de Trump et de quelques autres.
L'événement, peut-être même civilisationnel, que nous entamons aura d'immenses conséquences sur les emplois. Il pourrait générer aussi des répercussions, de tous ordres, sur "le" travail - ce travail l'un des principaux leviers à partir desquels nous modelons notre identité, nous nous construisons intimement et socialement - : notre rapport au travail, la place que nous conférons au travail dans notre existence, la hiérarchie des priorités de "valeurs" liées au travail - demain recherche de sens plus que de deniers ? Et dans les entreprises, les organisations du travail, les systèmes de management, les rapports de force interne...
Je n'ai jamais cru au déclin du travail et de la civilisation du travail. Nous avons été tellement obsédés par l'emploi que nous avons parfois fini par oublier que le travail est un lien social, une solidarité, une identité, et l'une des expressions majeures de la créativité humaine. Il suffit d'observer l'expérience du chômage pour constater que le travail n'est pas seulement une "obligation fâcheuse pour gagner sa vie". Or, sans reprendre les critiques convenues du néolibéralisme et du néo-management, il est clair que nous avons souvent dégradé les conditions de travail, nous avons ignoré les fiertés, les identités professionnelles, nous avons agi comme si la richesse n'était produite que par des managers brillants. On ne peut pas imaginer que le retour souhaitable de la solidarité ne conduise pas à une réhabilitation du travail.
Le problème n'est pas nouveau, en France notamment où les capacités de négociation collective restent particulièrement faibles, aussi faibles que le sont les syndicats qui pensent n'avoir pas d'autre choix que l'affrontement, face à des dirigeants qui pensent n'avoir pas d'autre choix que celui de l'assouplissement des statuts et de la flexibilité des travailleurs.
Chaque jour livre son flot ininterrompu de prédictions ou d'espérances. Les prophéties dystopiques affrontent les scénarii d'une révolution des consciences et des comportements, d'un changement radical de paradigme. Votre confrère Michel Wieviorka les catégorise ainsi : les blasés ("tout redeviendra comme avant"), les pessimistes ("ce sera pire demain") et les optimistes, chez lesquels s'entremêlent à des degrés divers candeur, foi, fatalisme, utopie, détermination, espoir. Les sciences humaines et sociales, et particulièrement les sociologues, examinent la société telle qu'elle fut et telle qu'elle est. Non telle qu'elle sera. Dans ce moment si singulier, quelle doit être la contribution des sociologues, anthropologues, éthologues, philosophes à comprendre mais aussi, « un peu », à préparer ?
Personne ne peut anticiper l'état personnel et collectif dans lequel nous serons après six semaines de confinement, en France et dans la plupart des pays. Seule certitude, ce ne sera pas "comme avant". A priori ce sera pire, puisqu'une explosion du chômage, un endettement accru, une défiance exacerbée envers les responsables de toute nature, semblent assurés... Ce sera pire aussi car beaucoup d'entre nous seront traumatisés et endeuillés. Mais, si nous en avons les dispositions politiques et intellectuelles, nous pouvons imaginer un renouvellement de nos capacités d'action : comment reconstruire une mondialisation qui ne fragilise pas toutes les économies, comment refaire solidarité et égalité, comment agir dans la nature et pas contre elle ? Toutes ces questions qui étaient enfermées dans les critiques plus ou moins "hors sol", deviennent essentielles.
Les sciences humaines et sociales pourraient jouer un rôle dans cette conjoncture si elles développaient une éthique de la modestie et du sérieux en disant ce qu'il est possible de faire et quels seront les effets de nos décisions. Cette remarque peut sembler grincheuse et amère - le confinement n'est pas bon conseiller (sourire). Mais comment ne pas faire le constat que le goût de la pose indignée, de la dénonciation, de la mise à jour continue de la perversité de la domination et du pouvoir, que le désir de tout ramener à des explications simplistes, occupent la scène et envahissent la toile ? Plutôt que d'en ajouter à l'hystérie de la toile et des réseaux, nous devrions faire une cure de « positivisme » modeste : dire ce que l'on sait, ce que l'on a étudié, ce que nous apprend l'histoire. Le monde intellectuel et académique devrait s'interroger : pourquoi ses positions et ses choix sont-ils souvent si éloignés de la vie sociale ? J'ai toujours été très étonné par la situation intellectuelle des États-Unis : des campus souvent ultra critiques, radicaux, engagés dans des multiples studies... et, à côté, une société qui vote Trump et considère pour opinion recevable que la terre est plate... La France n'est pas si différente.
Il n'est pas contestable que le rôle des « vrais » experts, en premier lieu des professionnels des sciences médicales, bénéficie d'un regain substantiel de reconnaissance. Enfin ! d'ailleurs, les plateaux de télévision d'habitude pollués par les charlatans, font preuve de davantage de rigueur et de vigilance. Cette crise peut-elle permettre de "relégitimer" la science auprès d'une opinion publique qui lui manifeste tant de méfiance ? Ces sciences humaines et sociales de plus en plus "reléguées" - jusqu'au sein des mondes universitaire et politique - peuvent-elles elles aussi mieux faire "reconnaître" leur utilité ?
Pas sur la toile mais sur les médias "normaux", les bêtises anti-scientifiques ont reculé. Il serait difficile de clamer que les vaccins sont plus dangereux que les virus et que les médecins n'y connaissent rien. Le fait de décider d'une politique en s'appuyant sur un conseil scientifique ne me semble guère contestable. Même si nous sommes face à la plus grande incertitude, nous ne disposons pas vraiment d'alternative à la science, à ses interrogations et à ses querelles qui font partie de la vie scientifique normale. Sur ce plan, la pandémie est plutôt bienvenue. Les sciences humaines, j'insiste, auraient intérêt à proposer des analyses modestes et sérieuses pour ne pas basculer dans le seul monde des opinions. Elles ont sans doute matière à étudier et à dire sur les mécanismes sociaux révélés pas la pandémie puisque nous constatons que les sociétés ne réagissent pas et n'agissent pas de la même manière. La question de leur utilité, souvent déniée au nom du refus de l'utilitarisme, s'impose plus encore aujourd'hui. Je l'ai toujours pensé : les enseignants-chercheurs étant financés par les taxes et les impôts payés par tous les citoyens, ils doivent quelque chose à la société, ils doivent "rendre compte" - ce qui ne signifie pas "rendre des comptes".
La relégation des sciences humaines et sociales au sein du monde académique vient du fonctionnement même de l'enseignement supérieur et de la recherche : elles n'accueillent pas les meilleurs des étudiants parce qu'elles offrent des débouchés professionnels incertains - la France n'est pas le seul pays dans ce cas. Nous sommes, pour une part, responsables de cette situation dans la mesure où les productions les plus savantes et les plus professionnelles restent confinées dans des revues essentielles aux échanges scientifiques et, plus encore, aux carrières académiques, pendant que dans l'espace public, ces connaissances disparaissent et sont remplacées par des opinions et souvent des postures.
Déjà les perspectives de rétorsion judiciaire, contre l'Etat, les gouvernants, les pouvoirs publics accusés de manquements dans la gestion et surtout l'anticipation de la crise, se font grandes. L'ampleur sera proportionnée à celle de la judiciarisation et de la déresponsabilisation des consciences et des actes. Ce constat soulève deux questions : le principe de précaution constitutionnalisé n'a-t-il pas, au sein de la société, gravement empoisonné les consciences, l'exercice de la responsabilité au-delà de son périmètre originel ? Les scientifiques, auxquels l'exécutif fait sans cesse référence pour expliquer et... justifier ses décisions, pourraient-ils devenir la victime expiatoire en cas de désastre humanitaire ?
Nous ne sommes pas sortis de la pandémie que déjà, on me demande de signer un appel à un procès contre Emmanuel Macron, Edouard Philippe et quelques autres, pour "mise danger", et même "haute trahison"... Je trouve cela terrifiant, car cela traduit la recherche de boucs émissaires : "ils" savaient, "ils" ont menti, "ils" ont sciemment tué... Au niveau collectif, ça n'est rien d'autre que la dénonciation de sa voisine infirmière accusée de répandre le virus. Evidemment, il faudra s'expliquer et expliquer comment nous en sommes arrivés là, et nous demander si nous avons agi comme il le fallait. Mais ceux qui ricanaient sur les stocks de masques accumulés inutilement à la suite des grippes, dénoncent aujourd'hui l'imprévoyance des gouvernants...
Le mécanisme est toujours le même : s'il y a des effets - une pandémie -, c'est qu'il y a des causes, et derrière les causes se tiennent des intentions de nuire. "Ils", les puissants, les scientifiques, la caste, les Chinois, et pourquoi pas, les juifs et les musulmans... sont derrière tout ça. Ce qui se réglait par quelques pogroms et quelques buchers, a pour théâtre désormais la justice. Voilà le scénario du pire pour la sortie de la crise. Le pire parce que chacun se dédouane de ses propres responsabilités : je dénonce le tourisme de masse, mais je revendique le droit de partir en vacances où bon me semble ; je dénonce la mondialisation mais j'adore les vêtements produits au Bangladesh... Le "système" fonctionne parce que chacun y participe avec enthousiasme, tant qu'il fonctionne. Aussi, ces appels aux procès sont souvent des manières de se défaire de sa propre culpabilité. Les partis qui réclamaient la tenue du premier tour du scrutin municipale, accusent aujourd'hui le gouvernement de les avoir suivis.
Certes, il faudra bien que nous comprenions ce qui est arrivé et pourquoi nous avons agi comme nous l'avons fait. Mais c'est moins le rôle de la justice que celui des institutions démocratiques. Et c'est pourquoi la métaphore de la guerre est dangereuse : le virus n'est pas une armée ennemie et la guerre appelle des traîtres et des héros, ce qui n'est pas le cas de la pandémie qui exigerait plutôt de la responsabilité et de la fermeté de caractère.
Dans et au sortir de la crise, la "responsabilité d'éduquer" est et sera centrale. Pour expliquer, pour aider à comprendre, à discerner, à tirer les enseignements et même à "se construire" autrement. Les parents, particulièrement aujourd'hui, l'école particulièrement demain, sont et seront sur le front. C'est, pour une mère, un père, un enseignant et pour l'Education nationale, une épreuve ; peut-être aussi une opportunité ?
Il n'était pas nécessaire d'attendre la pandémie pour constater que la longue période de massification scolaire est aujourd'hui à bout de souffle. La promesse de justice sociale n'a été tenue que très partiellement et c'est désormais à l'intérieur même du système scolaire que se multiplient les inégalités. La promesse du capital humain, celle de l'accroissement général des compétences n'a été tenue que pour les vainqueurs de la compétition scolaire - les autres sont confrontés à la dévaluation des diplômes et au déclassement. Enfin, la promesse démocratique, selon laquelle l'éducation de masse devait renforcer la confiance démocratique et la confiance tout court, n'est tenue que pour les plus diplômés qui constituent une élite culturelle, politique et sociale contre laquelle se retournent les vaincus de la complétion scolaire. Aujourd'hui, les électorats sont davantage définis par les niveaux de diplôme que par les critères classiques de classe sociale.
Si l'enjeu dominant de la sortie de la pandémie est celui de la solidarité et de la confiance démocratique, je ne vois comment l'école ne pourrait pas être interrogée. Plus que le fonctionnement de l'école, c'est le modèle éducatif français lui-même qui sera bousculé. Evidemment, les parents ne seront pas transformés en enseignants, mais les relations aux apprentissages, au temps de travail, aux évaluations scolaires, ne sortiront pas indemnes de cette crise. On peut cependant être optimiste quand on voit à quel point les enseignants, souvent perçus comme frileux et repliés sur leurs traditions pédagogiques, se mobilisent, inventent, se lient à leurs élèves, ne comptent pas leur temps. Il semble que 10% des élèves soient aujourd'hui à l'écart. C'est beaucoup, mais je n'aurais pas spontanément parié sur un chiffre aussi faible. Peut-être que la pandémie transformera davantage l'école et l'université que n'ont pu le faire les ministres.
Le chef de l'Etat l'a affirmé lors de son allocution du 16 mars annonçant le confinement. "Lorsque nous serons sortis vainqueurs [de la guerre contre le coronavirus], le jour d'après ce ne sera pas un retour aux jours d'avant (...). Cette période nous aura beaucoup appris. Beaucoup de certitudes, de convictions sont balayées, (...). et je saurai aussi avec vous en tirer toutes les conséquences (...). Hissons-nous individuellement et collectivement à la hauteur du moment". En résumé, comment imaginez-vous et comment espérez-vous que prenne forme ce "jour d'après" ?
Ce qui rend la situation si difficile, c'est qu'on peut tout imaginer. Un chose est sûre cependant : nous ne sortirons pas du confinement aussi rapidement que nous y sommes entrés. Il y aura des phases, des étapes, des transitions, des remises en route progressives, et nous allons entrer dans une période politique puisque la politique ne consistera plus à accompagner les changements face à une évolution vécue comme plus ou moins irréversible. Mes espoirs concernent notre capacité politique collective, c'est-à-dire notre capacité de dessiner un avenir et de gérer nos conflits. Mes inquiétudes concernent aussi cette capacité. Quand on est confiné, quand on perd l'expérience directe du monde social, les espoirs et les inquiétudes flottent et changent sans cesse. Et ça, c'est épuisant.
François Dubet est professeur émérite à l'université Bordeaux-II et directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Dernier ouvrage paru : Le Temps des passions tristes : Inégalités et populisme, (Coédition Seuil-La République des idées, mars 2019).
Denis Lafay30 mn
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