Parfum : le N°5, objet de culture
Un simple chiffre - le 5- suffit à désigner de quoi on parle. Comme quelques autres, le célèbre parfum de la maison Chanel compte parmi les rares biens de consommation inscrits dans la mémoire collective. « Le N°5 de Chanel est ce que l'on nomme un « archétype » de sa catégorie. A l'image du Coca-Cola pour les sodas ou du Bic pour les stylos à bille, il représente le parfum féminin par excellence, explique Caroline Ardelet, directrice du master management de la mode et du luxe à l'IFM. Il entre dans ces achats de consommation symboliques, achetés pour ce qu'ils représentent ».
Sobriété absolue
Parmi les éléments qui ont participé à sa success story, la stratégie mise en place par Chanel très tôt dans l'histoire du N°5. En 1921, Gabrielle Chanel est à la tête d'une maison employant plus de 300 couturières. Depuis déjà une décennie, elle impose son style révolutionnaire qui répond aux besoins d'émancipation des femmes. Le N°5 naît dans ce contexte-là. Gabrielle Chanel voulait un parfum « artificiel » et « composé » selon ses propres termes, qui ne sente ni la rose ni le muguet et puisse accompagner les femmes actives qu'elle habillait de ses robes.
Derrière ces mots « artificiel » ou « composé », il faut entendre un terme qui deviendra clé dans la légende du N°5 : « abstrait ». Nom, flacon, étui… Rien n'est figuratif dans ce parfum, d'une sobriété absolue. Dès sa genèse, il possède une qualité essentielle que l'on retrouve chez les best-sellers : sa capacité à s'inscrire dans son époque, tout en la devançant. Aucune création de parfumerie n'avait fait l'objet d'une démarche aussi radicale dans l'abstraction. Cette radicalisation s'inscrit dans l'Avant-Garde d'alors qui souffle un esprit nouveau sur le monde de l'après-guerre. Parmi ses grandes figures, on trouve de nombreux amis de Gabrielle Chanel, Cocteau, Dali, Picasso, Stravinski…
Ce lien historique avec les arts sera au coeur de la stratégie choisie par Chanel pour entretenir la légende du N°5. Il prendra de multiples formes tout au long du siècle. Dans la campagne de 1972, Catherine Deneuve, sous l'objectif de Richard Avedon, reprend l'ovale parfait des têtes sculptées par Brancusi et qu'aimait tant Gabrielle Chanel.
La danse, référence artistique
Déjà en 1947, le N°5 prenait la pose à la manière des portraits officiels sur fond sombre et de trois quarts de la Renaissance. Gabrielle se passionnait pour les grandes figures féminines de la Renaissance. Un intérêt qui lui vaudra d'ailleurs d'écrire en 1936 un article sur le sujet puis de poser, elle-même en 1939 comme une reine du Cinquecento. Autre lien artistique mis en lumière par Chanel, la danse, qui imprégna très vite la vie de Mademoiselle dès le début des années 1920, avec les Ballets Russes dont elle fut mécène. La danse sera aussi au centre de la dernière campagne incarnée par Marion Cotillard.
Mais c'est sans nul doute le cinéma américain qui contribua le mieux à la popularité du N°5 et à son rayonnement à l'international. Et ce, bien avant les années 1950 et la célèbre interview de Marilyn Monroe dans laquelle elle déclarait dormir nue avec une goutte de N°5… Dès 1924, d'importants moyens sont mis en place pour son développement. Le 4 avril, Gabrielle fonde la Société des Parfums Chanel avec les hommes d'affaires Pierre et Paul Wertheimer.
Parallèlement, deux autres sociétés soeurs sont créées, à Londres et à New-York. Le N°5 fait d'emblée un carton Outre-Atlantique, où Gabrielle Chanel est acclamée par la presse américaine. En 1931, la MGM fait un pont d'or à Mademoiselle pour relooker ses stars. Elle claque la porte des studios, mais le marché américain est déjà conquis. Alors, pour entretenir la love story, quoi de mieux que de distiller un peu du rêve Hollywoodien dans l'image du N°5 ?
Inspiration hollywoodienne
Si l'époque n'est pas encore aux égéries, le glamour hollywoodien fait peu à peu partie intégrante de la communication du parfum. Il apparaît ainsi en 1931 aux côtés de Gloria Swanson dans « Tonight or Never », et dans un Vogue de 1940, il s'affiche avec le slogan « New glamour in Your Life ».
En 1945, même inspiration cinématographique quand le parfum est représenté sous un ciel hollywoodien éclairé de spots de cinéma. En 1993, qui sait que la réplique de Carole Bouquet dans le film publicitaire est un hommage à une scène mythique de Gilda ? « C'est par le cinéma que la mode peut être imposée aujourd'hui », déclarait Mademoiselle en 1931. Cela vaudra aussi pour le parfum. « Chanel est l'une des marques de luxe qui a le plus ancré son « storytelling » et son image dans le monde culturel. Elle est exemplaire à ce niveau-là d'autant que c'est l'une des premières à avoir entrepris ce type de démarche », constate Caroline Ardelet.
Si le cinéma, par sa dimension à la fois glamour et populaire, a participé à son rayonnement planétaire, l'art l'a élevé au rang d'objet culturel inspirant des oeuvres à des artistes tels qu'Andy Warhol, Philippe Halsman, Grant Levy-Lucero ou Erik Salin. En 1947, il fera même l'objet d'une opérette donnée à Berlin en 1947… Consécration ultime : en 1959, le parfum sera exposé au MoMA dans le cadre d'une exposition sur le design. En 2013, c'est au tour de Chanel d'organiser une grande exposition au palais de Tokyo pour décrypter presque 100 ans de liens artistiques. Le nom de l'expo : « N°5 Culture Chanel ».
Icône à travers le temps
Autre élément clé de sa stratégie : un design quasi inchangé depuis sa création. Pas d'éditions spéciales, si ce n'est une qui fera date en 2018, où le flacon se pare de rouge. Et quand, en 2021, s'annonce le centenaire du parfum, même approche. On ne touche pas au N°5. Pour le célébrer, la maison lancera son « Chanel Factory 5 », une collection de 17 produits dérivés parfumés et présentés dans des objets de la vie courante comme un tube de peinture, une boîte à thé ou une burette. Quant à la campagne aux couleurs ultra pop, elle aussi puisera dans le monde culturel en évoquant les toiles d'Andy Warhol mettant en scène le N°5.
« Ces couleurs très vives présentes dans la communication, c'est un clin d'oeil à la pop culture, au pop'art qui avait ouvert la voie sur la possibilité́ d'un parallèle entre l'art et les produits du quotidien, explique Thomas du Pré de Saint Maur, directeur général des ressources créatives parfums et beauté de Chanel. Nous voulions aussi montrer qu'un objet n'est pas iconique de naissance, mais qu'il le devient par ce qu'il véhicule, ce qu'il dit de son époque. » On attend la suite.