Quand la Fashion Week passe en mode virtuel

Quand la Fashion Week passe en mode virtuel

Le Covid ne permettant plus de défilés IRL, cette année la Fashion Week s’est plongée dans une exploration du “tout-numérique” pour réinventer le show. Une nouvelle révolution en marche sur les podiums ?

“Des collages postmodernes.” Voilà la lecture qu’a faite l’historien de la mode Richard Harrison Martin des défilés de notre époque : une rencontre entre des temporalités disparates, une découverte du futur dans un présent dorénavant inscrit dans le passé. Ephémères et exclusifs, ceux-ci nourrissent des rituels propres à ce milieu : les foules habillées de tendances rocambolesques amassées à l’extérieur du lieu de l’événement, les rédacs chef au premier rang l’air obligatoirement désabusé, le la créateur trice concluant le show par un très bref salut.

Autour de cet espace-temps restreint et intouchable naît une fabrique de désir et d’appartenance. Quid du luxe sans ses courbettes ? Sans interaction, sans tactilité, sans expérience partagée ? C’est bien la question que se pose l’industrie, qui a dû renoncer depuis près d’un an à ces fameuses quatre semaines de défilés, les shows étant d’emblée mis en échec par les contraintes sanitaires du Covid.

Mais la mode n’avait pas dit son dernier mot. C’est alors que les digital Fashion Week ont vu le jour. A comprendre : un calendrier identique à celui de l’époque IRL annonçant, heure après heure, une présentation officielle, mais en ligne. Sur le site de la marque, au moment convenu était dévoilée une vidéo narrant la nouvelle collection.

Pour combler le fossé entre un défilé frénétique et un défilé visionné en pyjama, les grandes marques ont redoublé d’efforts : cartons d’invitation des plus formels conviant leurs hôte esses dans leur propre demeure avec champagne et chocolat, inventant un luxe et une exclusivité de proximité.

Un champ visuel à investir

A chaque griffe son univers, sa démarche esthétique, son budget aussi, dans ce nouveau chapitre de la sape. Pendant la semaine de la haute couture printemps-été 2021, Dior a opté pour un court métrage romanesque autour du tarot dans lequel on devinait une collection empreinte de folklore.

Chanel, en revanche, a recréé un défilé en bonne et due forme dans son sempiternel Grand Palais, mais en présence seulement d’une poignée d’actrices éparpillées.

Quand la Fashion Week passe en mode virtuel

A chaque marque, donc, son bagage symbolique à retranscrire dans ce format novateur. Margiela est revenu aux sources de son créateur artistique John Galliano. Ce dernier, connu pour ses défilés théâtraux, et notamment pour une mise en scène de soi déguisé, a imaginé un tout autre genre de spectacle. Sa silhouette longiligne apparaissait, la tête chapeautée et les épaules marquées, devant un fond psychédélique, pour finalement présenter… absolument rien. Un coup de provoc’ qui semble dénoncer la surconsommation tout en se penchant sur cette ère du vide.

Jean Paul Gaultier, l’enfant terrible qui avait tiré sa révérence en janvier 2020, a finalement fait une exception et choisi d’ouvrir virtuellement les portes de sa maison de couture, dévoilant ses archives – une bouffée d’air frais –, pour lutter, selon ses propres dires, contre “un monde qui se renferme sur lui-même”.

Le couturier Franck Sorbier, quant à lui, a proposé une sublimation de l’époque actuelle, et non sans humour, intitulant sa robe phare La Covid – une création de jais, victorienne et lourde –, dans une ambiance convoquant à la fois le gothique et la commedia dell’arte.

Du côté de l’avant-garde, Alphonse Maitrepierre présentait une collection surréaliste et postpop entièrement en imagerie expérimentale 3D – assurément une mise en abyme de la semaine digitale dans laquelle celle-ci s’inscrivait. Le jeune créateur raconte s’être allié à l’artiste Adem autour d’une inspiration commune du travail de Madeleine Castaing : “pouvoir rendre absolument toutes mes idées réalisables grâce à la 3D était inédit pour moi, très libérateur pendant cette période sans visibilité”, dit-il.

Un art nouveau

Pour Alice Verrier et Sébastien Bauer, à la tête de Titre Provisoire, société très branchée spécialisée dans le film de mode, leurs réalisations sont bien plus que des ersatz de défilés : le Covid aurait généré une nouvelle production filmique riche en promesses. “La vidéo est le médium qui permet de toucher le plus de sens ; la matière brute est si riche : avec l’audio et le visuel, on rentre dans la texture, on entend le réel”, précise le duo, soulignant que si “une caméra ne peut se substituer à l’œil humain”, elle peut, en revanche, “entrer plus profondément dans les matières.

En haute couture, par exemple, les images peuvent capter des détails, des mouvements de tissus, des broderies impossibles à voir à l’œil nu.”

Si ces projets filmiques sont destinés au regard devant l’écran, final de mannequins, décor fantasmagorique se prêtant à un format carré, vêtements changeant de couleur sous les flashs des téléphones… Ici, paroxysme de l’ère digitale, l’événement n’est plus accessoire, il disparaît pour n’exister que dans et pour sa réception dématérialisée.

Le “tout-numérique” inclusif

Néanmoins, ces solutions présentent des aspects plutôt réjouissants – contre lesquels braillent les happy few habituellement abonné es au premier rang : un placement égalitaire, une accessibilité démocratique, une plus grande opportunité pour les jeunes marques d’être vues par les stylistes et les acheteur euses habituellement débordé es.

“Pré-Covid, nous étions tous dans une logique du physique. Maintenant que nous sommes recentrés sur le digital sans contraintes spatiales, il est soudain possible d’inviter absolument tout le monde. Une expérience virtuelle permet à tous d’y appartenir, ce qui est totalement aligné avec le mouvement d’inclusivité”, explique Sophie Roche Conti, directrice et fondatrice du bureau de relations presse new-yorkais Conti Communications.

Si le principe fondateur du luxe est l’inaccessibilité, le désir doit aujourd’hui être attisé autrement. Sophie Roche Conti raconte la mise en place de nombreuses appeal strategies dans les vidéos : l’apparition de célébrités et même de comédien nes du Saturday Night Live dans plusieurs courts métrages new-yorkais, des talks inédits avec le la créateur trice, et des commentaires de personnalités invitées lors du tournage. “Soudain, le dialogue prédomine”, constate Sophie Roche Conti au sujet de cette petite révolution.

Vers une mode culturelle ?

Mutations et réflexions particulièrement approfondies chez la jeune garde londonienne ! Ce que The Guardian décrit comme une attitude “pass the mic” consiste à donner la parole et à associer sa griffe à quelqu’un ou à une cause.

Ainsi, le club kid Charles Jeffrey (chez Loverboy) a imaginé un “live-streamed happening”, laissant la parole à des artistes et performeur euses non-blanc ches, avec pour objectif de lever des fonds pour la UK Black Pride ; le duo Marques’Almeida a profité, de son côté, de la Fashion Week pour présenter son initiative de recyclage de chutes de textiles d’usine. Et la créatrice Priya Ahluwalia a choisi de se confier sur ses origines indienne et nigérienne et sur ce que cela signifie d’être “jeune et métisse à Londres” aujourd’hui.

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