Yves Saint Laurent: d’une toile à l’autre

Yves Saint Laurent: d’une toile à l’autre

Je suis un artiste raté, disait Yves Saint Laurent en2000 au Journal du Dimanche. Je n’ai eu pour moi que l’amour fou de la peinture et du théâtre. Mais tout cela n’est qu’intuition. J’ignore leurs règles. Je me suis contenté de piller les œuvres de Braque, Matisse, Picasso, Andy Warhol, Wesselmann.» Coup de blues d’un couturier vieillissant ou posture d’un génie qui ne pouvait l’ignorer? «Il était trop pudique pour se qualifier d’artiste et préférait se présenter comme un artisan, certes doué», répond Stephan Janson, l’un des trois commissaires de l’exposition «Yves Saint Laurent aux musées».Yves Saint Laurent: d’une toile à l’autre

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Ce Français installé à Milan doit sa vocation à «Yves»: «Nous étions en1965, j’avais 8ans et je vivais en Provence quand je suis tombé sur la couverture de Vogue avec la robe Mondrian. J’ai demandé à ma grand-mère pourquoi toutes les femmes ne s’habillaient pas comme ça! Elle m’a alors expliqué ce qu’était la haute couture. Je voulais être pâtissier, j’ai décidé de faire ce métier que je venais de découvrir: couturier.» Devenu Parisien à l’adolescence, il aura la chance de rencontrer Saint Laurent et de fréquenter les salons toute sa vie… sans jamais travailler avec lui. Mais sa sensibilité à l’univers du couturier a incité Madison Cox à lui confier la curation des pièces de haute couture. «Ce format d’expositions inédit dans des musées aussi prestigieux était une idée merveilleuse de Mouna (Mekouar, historienne de l’art et commissaire de l’exposition, NDLR)… qui nous paraissait un rêveinaccessible, poursuit-il. Mais comme disait Pierre Bergé: “Commence par rêver pour espérer que tes rêves se réalisent.” C’est ce qui s’est passé. Toutes ces institutions ont accepté de jouer le jeu avec un enthousiasme auquel nous ne nous attendions pas!»

Un enthousiasme à la mesure de la ferveur d’Yves Saint Laurent pour l’art. «Pour lui, l’art, c’étaient des chocs et des coups de cœur qui pénétraient profondément en lui et qu’il digérait. Il partait de ce que ces émotions avaient suscité pour les retranscrire dans ses créations.» Il sera le premier grand couturier à entretenir un dialogue au long cours avec les artistes, de la série de robes Hommage à Piet Mondrian en1965, à ses citations de Tom Wesselmann, d’Henri Matisse, de Georges Braque, de Pierre Bonnard, de Fernand Léger, de Vincent Van Gogh, de Pablo Picasso…

À chaque fois ou presque, il opère une translation de tableaux en une nouvelle œuvre en trois dimensions et met l’art «en mouvement». «Parce qu’il aimait trop l’art pour chercher à le reconstituer à travers des robes, Yves Saint Laurent a donné à entendre ce qu’il avait reçu, écrivait Laurence Benaïm dans sa biographie Yves Saint Laurent en1993. Les éblouissements de la lumière chez Matisse, les prismes colorés de Mondrian, le vertige des lignes chez Braque et Picasso, les velours de Vélasquez, les taffetas craquants de Van Dyck, les roses de Manet, les ciels de Nicolas de Staël (…), les aplats mouvants de Rothko, les noirs de Frans Hals. Tout semblait chez lui aspiré par cet immortel appétit du beau cher à Baudelaire. Comme Gauguin continuant à peindre des fleurs orange et des chiens rouges, comme Francis Bacon qu’il admirait, Yves Saint Laurent a modifié la perception de la mode avec des visions.»Yves Saint Laurent: d’une toile à l’autre

Saint Laurent et l’art

Yves Saint Laurent: d’une toile à l’autre

La vénération que le couturier porte à ces grandes figures ne l’empêche pas d’observer de son œil aiguisé les dérives du marché de l’art. «La création de ces magnifiques vestes en hommage à Van Gogh correspond au boom des œuvres du peintre sur le marché de l’art. (…), analysait Laurent Le Bon lors d’une passionnante conférence donnée au Musée Saint Laurent en2018 (le podcast est disponible en ligne). Dans ce choix - puisque sauf erreur, ces vêtements ont nécessité un temps de travail phénoménal-, il y avait comme une sorte de réponse d’Yves Saint Laurent, comme un clin d’œil humoristique, à cette folie de la spéculation.» Ses «Van Gogh» en appelaient effectivement à la virtuosité des métiers d’art - «leurs broderies, véritables prouesses techniques, étaient très prisées par les grandes clientes de la haute couture, qui y voyaient des pièces de collection», précise Stephan Janson.

À l’inverse, la légendaire robe Mondrian flirtait plutôt avec le ready-made. «D’ailleurs, elle a été copiée pendant des décennies! ajoute le curateur. J’ai moi-même commis cette faute dans les années1980 lorsque je travaillais chez Diane von Furstenberg. Je m’en étais fort inspiré pour une robe portefeuille qui a eu un succès fou - parce que les femmes la connaissaient déjà plus ou moins consciemment. Quand j’ai appelé Pierre Bergé pour lui avouer, il m’a répondu: “Tout le monde l’a copiée, alors autant que tu le fasses toi et bien.”»

Ivre d’art, Saint Laurent ne goûtait guère les musées. «C’est une question de génération. Quand j’étais gamin, on traversait le Louvre juste pour le plaisir et en toute quiétude puisqu’il n’y avait personne. Yves a aimé les musées jeune, puis, cette foule en short et cette fausse démocratisation de la culture l’ont moins intéressé…». Contrairement à son meilleur ennemi Karl Lagerfeld qui déclinait toute tentative de rétrospective à son sujet, il s’était prêté au jeu du Met en1983. «Parce qu’il était impossible de refuser quoi que ce soit à Diana Vreeland (la grande figure de la mode américaine alors à l’œuvre à l’Institut du costume du Met). Au fond, il était très heureux de cette exposition et il disait préférer voir ça de son vivant, sachant que de toute façon, il y aurait eu droit après sa mort.» Cette monographie, restée dans les annales, a ouvert la voie à la «patrimonialisation» de la couture puis du prêt-à-porter. Et posé les bases de «la mode au musée», un exercice toujours délicat pour les conservateurs qui s’interrogent encore sur la façon de présenter un vêtement sans corps en mouvement. «La mode n’est pas un art mais l’ambiguïté de l’histoire est qu’il faut se révéler un artiste pour faire de la mode, racontait Pierre Bergé. Comme ce n’est pas un art, on ne l’achète pas pour l’accrocher sur un mur.»

Avant d’accepter le commissariat de l’exposition, StephanJanson a imposé la condition de montrer les tenues sans les accessoires - «ce que Pierre Bergé n’avait jamais autorisé tant il voulait préserver l’œuvre d’Yves telle qu’elle avait été pensée par lui. Ces bijoux, ces sacs, ces nœuds sur la chaussure sont très jolis mais ils affaiblissent la force d’une robe ou d’une veste. Or il fallait que ces pièces tiennent le choc face à des œuvres si puissantes.» Ce travail d’épure rend justice à la modernité de Saint Laurent. En témoigne la réaction des conservateurs du Centre Pompidou quand ils ont installé, aux côtés de Black White d’Ellsworth Kelly (1988), une robe du soir en crêpe de soie noire de l’hiver 1965. Ils ne pouvaient croire qu’elle avait presque 60ans!

Autre moment d’émotion, cette fois au Musée Saint Laurent de l’avenue Marceau, lorsque Stephan Janson a ouvert des cartons non encore inventoriés et découvert des toiles de robes enrichies de dessins de broderies au pastel… «Nous ne pensions pas trouver ces merveilles. Il y avait cette toile de robe ailée Hommage à Georges Braque portée par Katoucha lors du défilé printemps-été 1988. À mes yeux, la toile est encore plus belle que la robe finie. Saint Laurent refusait que soient vendues ces pièces très théâtrales et somme toute importables, car il voulait faciliter la vie des femmes et non pas qu’elles se retrouvent dans une soirée à devoir porter les deux colombes sur le côté.»

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