Histoires de famille et de transmission Recevez les alertes de dernière heure du Devoir
Espaces de travail atypiques et personnalisés, les ateliers d’artistes intriguent. Au-delà des mythes, cette série d’articles ouvre sur des lieux qui rendent possible, qui marquent et qui orientent la production artistique. L’incursion révèle aussi une cartographie méconnue de Montréal, et à proximité, où la création naît malgré l’adversité. Dernier de trois articles : l’art et la vie.Elle nous avait prévenus de ne pas saisir l’adresse dans le GPS, il indiquerait « nulle part ». Le chaleureux accueil de Carla Hemlock contredit l’entêtement de la technologie à ne pas situer son magasin de tissus à Kahnawake. Ses œuvres voient le jour dans l’arrière-boutique.
Sobre et impersonnel, le lieu s’éclipse. Les attributs sont dans les menus détails de fils colorés, d’accessoires de couture ou soustraits aux regards, en bataille dans des contenants. Cet atelier a pourtant vu passer des gens venus de loin, du reste du Canada, des États-Unis et d’Europe.
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À plusieurs, c’est mieux« Je suis connue pour mes courtepointes », croit bon de préciser l’artiste mohawk. Étalés, des catalogues de prestigieux musées, dont le Smithsonian à Washington, et une myriade de rubans honorifiques attestent la reconnaissance internationale, venue avant celle du Québec. Elle ne s’en formalise pas. Dans la dernière année, c’est le Musée d’art contemporain de Montréal qui exposait une de ses œuvres textiles, spectaculaire avec ses longs rubans.
Si l’intégration des œuvres au milieu artistique compte, la création en amont arrive souvent sans justification, comme par nécessité. Alors que l’espace dédié qu’est l’atelier en concrétise l’existence, il arrive que l’art se mêle à l’espace domestique et à la vie familiale.
Les frontières, physiques et symboliques, de l’atelier se font poreuses dans la pratique de plusieurs artistes. Carla Hemlock transporte son art à la maison pour y travailler jusque tard dans la nuit. « Dans la majorité des maisons de notre communauté, quelqu’un fait quelque chose. Ma mère aimait tricoter, coudre des vêtements. Ma grand-mère faisait des courtepointes. Et les autres femmes de notre famille perlaient », explique celle qui tient son savoir de ses prédécesseures. « Ça fait partie de la vie, de ce que nous sommes. »
La transmission caractérise aussi les démarches de Nicole Fournier et de Karen Tam, que rien au départ ne rapprochait. Artiste interdisciplinaire et mère de famille, la première relie l’art à l’engagement communautaire, prônant un avenir plus vert. La création s’empare des coins de sa maison et de son terrain dans Saint-Laurent qu’elle habite depuis 25 ans.
De retour dans le nid familial après des études avancées en Angleterre, Karen Tam a établi son atelier au sous-sol du jumelé de ses parents, dans l’arrondissement d’Anjou. « Souvent, je pense que je devrais avoir un vrai atelier pour devenir une vraie artiste », admet dans un rire l’artiste qui n’a cependant pas le plan réel de partir. Pourquoi le ferait-elle alors que ses parents sont ses plus proches collaborateurs, mettant souvent la main à ses œuvres ?
L’expérience vécue par ces parents, des immigrants chinois qui ont pendant longtemps tenu un restaurant dans Rosemont, marque d’abord profondément sa pratique. « Grandir dans cet espace, ce lieu de rencontres culturelles, m’a constituée comme artiste et comme personne, en plusieurs aspects », affirme l’enfant unique dont les installations sondent depuis plus de 15 ans la perception occidentale de la Chine et des cultures asiatiques.
En dialogue
Carla Hemlock s’applique en solo sur ses courtepointes, où elle met cependant en relief l’apport de ses consœurs, les traditions de sa communauté. Elle en actualise les codes, honorant ainsi les siens ou révélant les violences perpétrées. Pour traiter de sujets délicats, lesquels ne manquent pas, là où la colonisation des Autochtones a fait, et fait encore, ses torts, le réconfort évoqué par la courtepointe s’avère pour elle un véhicule de choix.
« C’est pour créer du dialogue. Mes œuvres montrent ce que les gens ne savent pas ou ce qu’ils ne veulent pas savoir. Quels que soient les sujets que j’aborde, c’est pour générer des discussions », affirme-t-elle avec douceur en désignant en photo une de ses créations citant les mots d’assimilation de George Washington.
D’autres exemples célèbrent laculture précontact, des motifs reliés à la poterie et au tatouage. Les néophytes n’y verront que l’aspect décoratif, au demeurant appréciable. Des yeux avisés y liront davantage, une résistance culturelle, identitaire. Cette silhouette arrondie d’une sacoche, indique-t-elle, est propre aux Mohawks, tandis que chacune des cinq autres nations iroquoises a la sienne.
La même forme définit un porte-bébé artisanal en bois orné qui repose sur la table. « Nous le gardons ici à la demande de la famille », souligne celle dont les œuvres trouvent preneurs avant qu’elles soient finies. Elle chérit l’objet fait avec son mari, son partenaire depuis 40 ans. Ils ont eu quatre fils qui, à leur tour, assurent la descendance. C’est pour eux qu’elle pose la question : « Qui prendra la parole pour la nature ? »
Biodiversité
L’environnement est une préoccupation chère à Nicole Fournier. Son terrain l’atteste par expérimentations ; une végétation fournie pousse, en apparence indocile en comparaison avec les maisons voisines, où prédomine le gazon bien taillé. Elle a en horreur les monocultures.
« En 2005, j’ai enlevé le gazon. J’ai fait pousser du maïs bio, mais je voulais aussi avoir un système biodiversifié. J’ai commencé par les trois sœurs, puis j’ai mis des plantes médicinales », se remémore celle qui, depuis, laisse cette nature aller. Ou presque. En cette journée de juin, son amie Suzanne est venue prêter main-forte pour retirer des topinambours envahissants parmi la rhubarbe et les framboisiers.
Après des études en philo et en art à Concordia, ce n’est qu’au tournant des années 2000 qu’elle se choisit comme artiste, un divorce à la clé. Elle quitte son emploi d’infographiste dans un milieu corporatiste qui l’épuise. « J’ai fait une répulsion de la technologie », insiste-t-elle, évoquant aussi la bouée que fut le centre d’artistes féministe La Centrale.
Au fil des années, un mode de vie se dessine, des concepts de performance en émergent, comme les Live Dining, alliant nourriture et partage. Les gestes sont artistiques et militants, dans un esprit d’écovention. « Je voulais faire quelque chose qui célèbre des solutions », explique l’artiste qui, de front, conteste l’hyperproductivité et le consumérisme, ses deux fils dans l’aventure.
Elle distingue la finalité de ses actions du travail des agriculteurs et des herboristes qui doivent assurer une récolte. « Je veux prendre mon temps et je veux réagir et voir comment je vais créer », illustre-t-elle en parlant de ses semis de tomates.
Les plants, néanmoins, sont en partie destinés aux résidents, la plupart des immigrants, de Place-Benoit où elle s’implique depuis des années avec son organisme InTerreArt. Les graines en croissance ont d’abord intégré des assemblages. Des restes sont visibles dans la maison qui a vu grandir ses fils et où les expérimentations artistiques avec la nature ont pris le dessus sur l’ordinaire des tâches ménagères, autre signe d’insoumission.
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L’amour est dans l’atelierCultures (im)matérielles
Chez les Tam, l’ordre et le calme règnent. L’ambiance feutrée se transporte jusqu’au sous-sol, dans l’atelier. Les boîtes s’empilent avec des années d’installations d’envergure remisées. Pas de fabrication en cours pour Karen Tam, qui a cumulé plusieurs expos dans la dernière année, à Montréal et ailleurs au Canada.
Cette année pandémique a aussi réveillé son expérience du racisme vu durant son enfance dans le restaurant de ses parents. « Je pensais que nous avions progressé, mais il semble que non », dit-elle se référant aux actes discriminatoires envers les Asiatiques. Ses yeux s’embuent au-dessus de son masque qui restera bien en place.
Ses œuvres évoquent les malentendus culturels, déconstruisent les stéréotypes et l’exotisme réducteur. « Mon art est à propos de transmission ou de traduction, de transcodage même. Comme artiste, je cherche à combler les trous, à proposer des contre-récits », explique celle qui met sciemment à contribution ses parents pour leurs idées et leurs savoir-faire.
« Pour moi, l’acte de fabrication, de travailler avec les mains, c’est une forme de savoir, une façon de connaître et de partager. En un sens, l’expérience corporelle du faire permet d’accéder à une meilleure compréhension de l’histoire de certains objets et de la culture matérielle », précise-t-elle en énumérant les habiletés de sa mère pour l’origami, la calligraphie et la peinture, puis de son père pour la menuiserie, la photo et de plus fins travaux d’assemblage.
Les parents y trouvent leur compte, la mémoire des gestes gardant vivant le lien avec les traditions de la Chine qu’ils ont dû quitter dans les années 1960. Ils en redemandent même à leur fille, surtout le père, devenu, selon un directeur de musée, indispensable lors du montage de ses expositions.
Il documente présentement en photo le quartier chinois de Montréal, lui aussi en proie à la spéculation immobilière et foncière. Karen Tam appuie la mobilisation citoyenne pour sa préservation. Sa grand-mère, qui jardine à ses heures, y habite. C’est à elle d’ailleurs qu’elle rend hommage dans un projet présenté à Toronto intégrant des légumes chinois. Un échantillon de cette culture pousse dans le jardin de la cour arrière où se conclut l’échange, à peine bousculé par l’arrivée des parents. Nous les avons quittés fleur odorante à la main, cadeau de la mère.