J'ai mangé mou pendant une semaine. Est-ce meilleur pour la santé ?

J'ai mangé mou pendant une semaine. Est-ce meilleur pour la santé ?

Solidaire des édentés, des patients de chirurgie dentaire et des bébés, notre journaliste a relevé le défi de ne manger que du mou pendant une semaine. Elle a trouvé son bonheur sur les tables des chefs et dans la nourriture transformée.

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Jour 1 : faire la moue

J’ouvre la porte du frigo. Pile poil à hauteur de mes yeux, un magnifique magret de canard dans son papier (pardon pour les végétariens qui me lisent). Je le soulève délicatement, je jette un œil à mon rutilant blender et me dis : “Oh ! pourquoi pas ? Ça ne doit pas être si mauvais.” Une ombre passe derrière moi, mon conjoint, suivi d’un courant d’air froid, glacial : “N'y pense même pas.”

Vous l’aurez compris, chez moi, la viande – et la nourriture en général –, c’est sacré. Dans ma salle à manger, on ne se nourrit pas, on déguste. Les aliments ne sont pas vulgairement cuits, ils rôtissent, mijotent, dorent, blondissent, rissolent. Bref, la bouffe, on en fait tout un fromage. Et depuis ce matin, le mécanisme est ensablé. Finie la mâche, place au mou. Purée, yaourt liquide, potage et camembert à la petite cuillère seront mes menus de cette semaine. Hier soir, j'ai dit adieu au croustillant de ma tablette de chocolat au lait aux amandes et à la fleur de sel pour sept jours – une éternité, donc. Ce midi, je parsème ma soupe à la courge de gruyère râpé en espérant, déjà, qu’il ne fondra pas tout à fait et me donnera l’occasion d’un discret coup de dents. A quel moment en suis-je arrivée là ?

Il y a quelques jours, je clique sur l’article "En cuisine, gare au diktat du mou", publié par Louis Jeudi sur le site Atabula, plateforme d’information sur la cuisine gastronomique. Il y écrit :“Dans le secteur agroalimentaire, l’ultratransformation, qui consiste à vendre au consommateur des artefacts d’aliments broyés puis salés ou sucrés, a fait son nid depuis les années 80. Au restaurant, la toute-puissance du hamburger symbolise cette volonté de briser la texture naturelle des produits.” Ses mots me percutent. Il a raison. Cyril Lignac et son “gourmand, croquant” ne sont qu’un leurre. L’industrie nous lobotomise, nous ramollit.

J’en parle à Kilien Stengel, auteur, observateur du monde gastronomique et universitaire à Tours. Il me répond : “La question, ce n’est pas : ‘Le mou est-il plus présent dans la nourriture qu’avant ?, mais : 'Est-ce la société qui valorise, au fil de l’eau, des éléments mous, ou bien les gens font-ils le choix de ne voir que ces aliments et de les consommer ?' ” Lui, au moins, ne mâche pas ses mots ! Je vais tenter de répondre à cette question.

Jour 2 : madeleine de Moust

De prime abord, le mou m’évoque l’enfance. Les yaourts à boire, la pâte à gâteau, les pains au chocolat passés au micro-ondes, le chocolat chaud, la mie du pain, les nuggets pas assez cuits et la purée mousseline. D’ailleurs, la purée qui se trouve dans mon assiette ce midi me fait l’effet de la madeleine “molle” de Proust. Je me suis permis de renommer ce phénomène de réminiscence olfactive après relecture du passage qui en fait mention dans le roman Du côté de chez Swann. En voici quelques phrases : “Et tout d'un coup, le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que, le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.” La madeleine est trempée ! Elle est donc molle !

Faire trempette, c’est clivant. Moi, je déteste. La vue de quelqu’un qui lape son café dégoulinant d’un croissant plongé dans le liquide noir me dégoûte. Certains cuisiniers en ont pourtant fait une marque de fabrique. C’est le cas de Guy Savoy, chef trois étoiles à Paris. L’un de ses plats signatures est la soupe d'artichaut à la truffe. Elle est servie accompagnée d’une brioche que le client est invité à tremper dans l'assiette. C’est ce geste, ce mélange des textures et des goûts, qui est valorisé dans ce plat. En haute gastronomie, la viande aussi se déguste très très tendre voire fondante, à l’image du bœuf japonais, le wagyu. “Vous remarquerez qu’en matière de discours gustatif, pour désigner les différentes textures molles, le vocabulaire est riche : crémeux, fondant, tendre, onctueux, aérien… décrit Kilien Stengel. Ces mots sont là pour valoriser, glorifier l’aliment. Le terme "mou" est, lui, plutôt péjoratif.”

J'ai mangé mou pendant une semaine. Est-ce meilleur pour la santé ?

Je cherche à qualifier ma tartine de tapenade sur pain de mie sans croûte. Plutôt que molle, je dirais qu'elle est collante, qu'elle s'agrippe à mon palais. J’avale finalement après avoir mâchouillé cet encas. Et je m’interroge : “Où finit le dur et où commence le mou ?” Le mou a-t-il besoin d’être mâché ? Moi, je dirais que oui. Mon rédacteur en chef pense, lui, qu’il doit pouvoir être avalé sans efforts. Alors, où commence le liquide ? Pour l’universitaire, c’est une notion bien relative : “On a dans notre représentation du mou un degré d’acceptation qui dépend de notre appréciation individuelle. Ceci va rendre élastique la validation de la mollesse.”

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Jour 3 : mou, c’est le goût

Troisième jour de soupe. Bon, elle est bonne, je ne me plains pas. Mais il va quand même falloir que je diversifie mon alimentation. Je tape sur Google : “idée nourriture molle”. Passées les recettes proposées par des dentistes à leurs patients qui viennent de subir une intervention, je découvre l’existence d’un livre au titre cocasse : La Cuisine molle pour édentés (éd. Les Carnets du Dessert de Lune). Je contacte le cuisinier belge Michel Dehoux, coauteur de l’ouvrage. “Depuis toujours, on essaie de ramollir la nourriture, martèle-t-il d’emblée. Le dentiste n'existe que depuis une centaine d'années, vous savez. Avant, c'étaient des arracheurs de dents ou les barbiers qui s'en occupaient.”

L’ancien chef du restaurant Le Tournant, à Ixelles, est aujourd’hui “tartiste” dans le Gard.“J’ai monté ici un atelier de tartes pour les guinguettes, les restaurants, les clubs de vieux, etc.” L’idée de ce livre de recettes pour édentés, paru en 2005, lui vient alors qu’il est en train de discuter avec un client régulier, Ronald, au bar de son restaurant : “Il devait avoir 84 ou 85 ans à l'époque, se remémore Michel Dehoux. Ronald était l'une des premières drag-queens du music-hall d'après-guerre, dans les années 40-50. Et il avait un problème aux dents qu'il ne pouvait pas faire réparer parce qu'il était allergique aux anesthésiants qu'utilisent les dentistes.” Un jour, Ronald regarde avec envie la carte du restaurant et dit au chef : “Ah ! putain, j’aurais bien voulu manger quelque chose, mais je ne peux pas.” Les cuisiniers réfléchissent et s’agacent de cette inégalité culinaire. “On s’est dit qu’on pouvait essayer de faire quelque chose, se souvient Michel Dehoux. On voulait écrire un livre, proposer des recettes uniquement pour Ronald, et finalement, on l'a fait pour tous les édentés.” Alors que l’idée est mise sur la table, un dessinateur qui travaille sur les couvertures des livres d’une maison d’édition se trouve justement dans le restaurant et entend la conversation. “Il nous dit : ‘Moi, je connais un éditeur que ça pourrait intéresser’. Le lendemain, l'éditeur se pointe au restaurant et il nous laisse deux mois pour écrire le livre.” Quand il sort, c’est un succès : “Le livre s'est retrouvé présenté à côté du Da Vinci Code, qui venait aussi de sortir, dans les plus grandes librairies de Bruxelles, et a même été classé coup de cœur à la Fnac en littérature et en cuisine ! Ce n’est pas seulement un livre de cuisine, mais aussi un livre littéraire, une sorte d'exercice de style.” Introuvable aujourd’hui, le livre m'a été envoyé sous forme de tapuscrit par Michel Lehoux.

Et dès la préface, je me régale : “La fonction de cet opuscule n’est ni diététique ni thérapeutique, elle est révolutionnaire. Permettre à tous les ébréchés (complets, partiels, intermittents) de dépasser leurs frustrations. [...] Papilles, mémés ou marmaille, édentés de tous pays, de tout âge ou de toute couleur, unissons-nous ! Luttons contre l’ostracisme de l’orthodoxie de l’odontostomatologie !” L’ouvrage, résolument politique, s’adresse aux orphelins de la quenotte. Je décide d’y piocher quelques idées : camembert dans sa boîte en bois, artichaut à la barigoule, flan aux marrons, etc. Mais je me retrouve effrayée devant des recettes qui fleurent bon le siècle dernier, comme la “cervelle de veau sauce verte”. Très peu pour moi.

Jour 5 : ne pas mollir

Ça devient dur. Ce midi, je savoure un délicieux aligot. Gustativement, on ne peut pas dire que l’expérience soit difficile à mener – bien qu’incorporer de la viande à mes menus soit quasi impossible. En dessert, milk-shake framboise/vanille. C’est un délice. La frustration n’est pas dans le goût, mais dans le temps passé à table. Quand on mâche peu, ça va vite. Pour faire durer le plaisir, j’envisage un bain de bouche d’aligot. Bof.

Aujourd’hui, j’ai un peu de peine pour les pensionnaires des Ehpad et les personnes âgées. Trouver tous les jours dans son assiette une bouse de nourriture ne fait pas rêver. Pour pallier ce problème, des entreprises, comme Epikura, proposent de la nourriture molle mais modelée pour qu’elle retrouve la forme des aliments initiaux. Imaginez une côtelette de veau en purée qu’on aurait sculptée pour qu’elle retrouve son apparence. Honnêtement, esthétiquement, ce n’est pas une réussite. Médicalement, c’en est une. Ces repas s'adressent aux personnes souffrant de dysphagie : celles qui ont des difficultés à la déglutition et un fort risque de fausse route. Des nutritionnistes, à l’aide d’outils appelés “texturomètres” ou encore “consistomètres”, déterminent la bonne consistance pour éviter les accidents.

Ce soir, en bonne adepte de junk food, je m’offre un plaisir mou. Le pire, à mon sens, que l’on puisse trouver en matière de nourriture industrielle : un hamburger surgelé. Hop, quatre minutes au micro-ondes. Je soulève le pain, c’est encore un peu froid au milieu, j’ajoute une minute. Hou, cette fois-ci, ça brûle. Je prends une bouchée. C’est salé, sucré, collant, pas bon. Je finis quand même. Le dernier morceau est un peu trop cuit. Il est dur, comme passé au grille-pain. Mes molaires sont ravies.

Jour 7 : donner du mou

“Alors, le mou ? C’est fini ? Qu’est-ce qui te manque le plus ?” Sur le palier, je croise ma voisine à qui j’ai raconté l’idée saugrenue que j’ai eue il y a une semaine. Le pain ! La baguette tradition pas trop cuite mais croustillante. Celle de la boulangerie un peu plus loin, mais qui est meilleure. “Le pain a tout connu !, m’apprend Kilien Stengel. Après la Seconde Guerre mondiale, il était cuit au four et avait une grosse croûte. Dans les années 70, c’est l’industrialisation et les baguettes molles des grandes et moyennes surfaces, critiquées mais valorisées pour leur prix. Les boulangers se sont ensuite battus contre cette panification industrielle, jugeant ces baguettes trop molles et trop blanches. Désormais, une bonne baguette doit être croquante, bien cuite, dorée, sauf qu’à aucun moment, dans cette guerre de ces deux mondes de la boulangerie, on ne s’est posé la question de l’intérêt du consommateur. Ce dernier doit vivre avec les goûts de son boulanger.”

Soumise au mou pendant une semaine, je l’ai vu partout au supermarché : des mochis – un dessert japonais à base de riz gluant – en tête de gondole à la mousse au chocolat. Je l’ai aussi retrouvé sur Pinterest, où il y a de nombreux tableaux “idée nourriture molle” et sur Instagram, où les influenceur·se·s vantent les mérites de repas à boire, ambiance survivalisme. Et aujourd’hui, je ne vois que ce qui se mâche : les chips, les tomates cerises, les pommes, la viande rôtie ou braisée, la salade verte, la nougatine, le lapin de Pâques en chocolat dont je croque une oreille… “Vous savez, c’est un peu l’histoire de l’homme soûl qui perd ses clés dans la nuit, souligne l’observateur du monde gastronomique. Il ne cherche son trousseau que dans la lumière du réverbère, et pas dans l’ombre. Le mou est-il dans la lumière ?” Oui, je crois qu’il l’est, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut le consommer à tout mou de champ.

Article publié dans le magazine NEON en avril-mai 2021

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