De la science de la merde et du dégoût
Si vos ancêtres avaient aimé manger du caca, vous ne seriez pas né.
Sous cette vaste tente climatisée, dans les jardins du palais présidentiel indien à New Delhi, Valerie Curtis prononce cette phrase définitive à laquelle je vais longtemps réfléchir, puis s’adresse aux serveurs: «Donnez-moi du thé, du café, quelque chose de chaud, merci!»
Elle observe d’un œil expert le ballet des dîneurs qui attendent devant le buffet, c’est l’anniversaire de Gandhi. Le Secrétaire général de l’ONU et le Premier ministre Modi viennent de se congratuler mutuellement d’avoir bâti des millions de toilettes dans les foyers indiens.
Valerie Curtis, elle, a un langage plus cru. Deux jours plus tôt, lors de la convention Swachh Bharat, elle s’adressait à l’assemblée plénière, aux ministres, aux développeurs, au patron de l’assainissement de la Fondation Bill Gates, aux entrepreneurs actifs dans le secteur des sanitaires. On aurait dit qu’elle était atteinte du syndrome de la Tourette. Toutes les deux phrases, elle prononçait le mot merde («shit»), ou caca («poo»): «Quand mon frère me présente à table, il dit souvent que je suis très bonne en merde ou que je suis la reine du caca.»
Elle avait en main un tas d’émoticônes de selles souriantes 💩. Elle disait en substance: si on veut changer les comportements d’un peuple entier, il faut arrêter de considérer la merde comme un tabou et les toilettes comme un lieu repoussant.
«Les dirigeants doivent donner tout un tas de récompenses à ceux qui construisent les plus belles toilettes. Il n’y a jamais assez de médailles. Toujours plus de médailles! Il faut créer des compétitions entre les gens pour qu’ils bâtissent des chiottes cinq étoiles. Faire caca, c’est cool. Avoir une belle salle de bains, c’est le pied! C’est ainsi qu’on va convaincre des gens qui défèquent dehors depuis la nuit des temps de rentrer dans une pièce fermée pour se soulager.»
Faire caca, c’est cool!
En dehors du fait qu’elle adore parler de caca à table, Valerie Curtis est directrice du groupe de santé environnementale à la London School of Hygiene and Tropical Medecine. Elle a largement contribué à l’élaboration des programmes indiens de communication pour que les latrines construites partout dans le pays soient utilisées — elle l’a fait aussi dans plusieurs pays africains.
Pour elle, tout est affaire d’émotion.
«Personne ne veut s’approcher de la merde. C’est un invariant anthropologique. Notre cerveau nous avertit que la merde va nous rendre malade. L’idée même que la merde pue, c’est de l’autosuggestion, nous avons été façonnés pour que nous pensions que les excréments sentent mauvais. C’est comme ça que fonctionne l’évolution.»
Valerie Curtis a publié un des livres les plus fascinants que j’aie lus récemment («Don’t look, don’t touch, don’t eat, the science behind revulsion»). Il traite du dégoût — sur le bord des pages sont imprimées de fausses taches de moisi; c’est repoussant. Il s’ouvre par la liste exhaustive des choses qui révulsent le plus une petite fille qui vit à Lucknow, dans l’Uttar Pradesh:
«Selles, urine, toilettes, transpiration, sang menstruel, projection de sang, cheveu coupé, impuretés d’un nouveau-né, vomi, odeur d’urine, blessure ouverte, salive, pied sale, manger avec des mains sales, de la nourriture cuisinée lorsqu’on a ses règles, mauvaise haleine, personne puante, dents jaunes, se curer le nez, ongles sales, vêtements qui ont été portés, mouches, larves, souris, souris dans le curry, rats, chien errant, viande, poisson, cochons, odeur de poisson, salive de chien ou de chat, mouches sur des selles, crottes liquides d’animal, savon qui a été utilisé dans des latrines, rat mort, viande avariée, viande avec des parasites, serpillère mouillée, viscosité, détritus, déchets qui pourrissent, décharge à ordures, personne malade, salle d’attente dans un hôpital, mendiants, toucher un intouchable, trains encombrés, alcool, nudité, s’embrasser en public, trahison.»
Peur des germes et xénophobie
Valerie Curtis relie toutes nos réactions de dégoût — même celles qui sont circonscrites à une culture — à la PAT (Parasite Avoidance Theory), la théorie de l’évitement des parasites: «Certains des fluides corporels les plus dégoûtants s’avèrent être les plus mortels. Les selles ne sont pas seulement révoltantes; elles sont la source de plus de vingt infections gastro-intestinales, dont le choléra, la fièvre typhoïde, le rotavirus et d’autres parasites de l’estomac qui sont responsables de 750’000 morts d’enfants par année.»
Dans cet ouvrage, Curtis relie le nomadisme à la nécessité de ne pas dormir là où on défèque. Elle montre aussi à quel point certains de nos plus bas instincts sont hérités de la peur des germes des autres: la xénophobie, par exemple.
«40% des humains n’ont pas accès à des toilettes sûres du point de vue hygiénique. Moins d’une personne sur cinq se lave les mains en sortant des toilettes. Nous avons calculé que si tout le monde se lavait les mains avec du savon, nous pourrions sauver 600'000 vies par année.» Au Ghana, Curtis a participé à la création d’une publicité pour le savon. La femme sort des toilettes et retourne cuisiner pour ses enfants. Elle ne s’est pas lavé les mains.
En post-production, une tache mauve a été ajoutée sur ses doigts, qui coule sur la nourriture puis dans l’assiette de ses enfants. «Après la diffusion de la publicité pendant une année sur les trois chaînes nationales, nos études ont montré que la pratique du lavage de mains avait augmenté de 13% après avoir été aux toilettes et de 41% avant de manger.»
On est interrompu par un petit garçon qui vient d’être primé par Narendra Modi dans la grande salle du palais présidentiel. Il avait écrit une très jolie lettre pour vanter les mérites du Premier ministre:
«Avant, j’étais un garçon sale. Je déféquais dehors. Après Swachh Bharat, je suis propre. Grâce à notre premier ministre Modi.»
«On peut s’amuser de ce qui se passe, moquer la communication. Mais le temps des toilettes est venu à l’échelle mondiale. Avant ce n’était pas sexy pour un universitaire, pour un fonctionnaire international, pour un psychologue du comportement ou pour un entrepreneur, de travailler sur les toilettes. Aujourd’hui, je m’en vante.»
En Inde, Curtis ne nie pas l’obstacle culturel d’une religion (l’hindouisme) où les catégories du pur et de l’impur président à presque toutes les actions humaines et où seules les castes les plus basses ont historiquement le droit de nettoyer les excréments. «C’est compliqué ici. Mais c’est compliqué partout. On n’arrivera jamais à rendre la merde adorable. Ce qu’il faut vendre, c’est du plaisir, de la beauté, la joie de posséder des toilettes.»
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