Rokhaya Diallo confronte la France à ses paradoxes

Rokhaya Diallo confronte la France à ses paradoxes

Rokhaya Diallo est une femme pressée. Lundi soir, sur la chaîne d’info LCI avec David Pujadas. Mercredi soir: sur BFM TV. Jeudi, première partie de soirée: sur RTL. Deuxième partie de soirée: sur Balance ton post, l’émission télévisée de Cyril Hanouna. Vendredi: dans trois épisodes du podcast Kiffe ta race. Quelque part dans tout ça: une chronique pour le Washington Post, un sixième documentaire – «mais il ne sera pas prêt avant avril…» et une plainte déposée pour injures raciales à son encontre, tenues par une auditrice de Sud Radio. Elle est «un peu crevée en ce moment».

Il faut croire que confronter la France à ses paradoxes quasi quotidiennement et en direct est une tâche énergivore, à laquelle la quadragénaire s’attelle depuis plus de dix ans via des chroniques souvent pertinentes, parfois clivantes, jamais paresseuses. Du racisme systémique aux «gilets jaunes» en passant par le sexisme et l’islamophobie, elle ne laisse passer aucune incohérence au pays de la liberté, de l’égalité et de la fraternité qui l’a vue grandir. En retour, ses détracteurs, en direct ou sur Twitter, ne la ratent jamais non plus.

Elle est «crevée» mais ça ne s’entend pas, ça ne se voit pas, quand elle descend du taxi envoyé par la production de BFM TV et salue chaque gardien de sécurité, un sourire dans les yeux (masque oblige). Elle trace sa route jusqu’à la loge, baskets argentées aux pieds, cahier à motifs wax à la main. Marche vite, parle vite, pense vite, chaque temps mort mis à profit. Coup d’œil sur son smartphone. Au programme ce soir: shooting photo dans les locaux de la chaîne, puis une heure de direct sur le plateau de l’émission 120% news, Qui va vous convaincre?, où elle officie comme chroniqueuse. Ce drôle de job qui consiste… en quoi, déjà? «On se met d’accord sur le sujet en début d’après-midi, on le prépare en quelques heures et on va défendre un point de vue. Ce soir je parle du harcèlement sexuel dans les grandes écoles avec le hashtag #SciencesPorcs.» Quelques jours plus tôt, Frédéric Mion, directeur de la prestigieuse école parisienne Sciences Po, a démissionné. On lui reproche d’avoir eu connaissance des lourds soupçons d’inceste qui pesaient sur le professeur Olivier Duhamel, et d’avoir malgré tout choisi de lui offrir un des postes les plus convoités.

Une ascension en dents de scie

Encore relativement méconnue en Suisse, la quadragénaire a été classée cet hiver parmi les 24 personnes les plus influentes d’Europe par le magazine américain Politico. «Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. A te regarder, ils s’habitueront.» La citation de René Char, épigraphe de son livre Ne reste pas à ta place, paru en 2019, qui met en lumière une ascension en dents de scie et des adversaires féroces, sur un format télévisé qui souffre difficilement la nuance.

Ses chevaux de bataille sont multiples. Pour n’en citer que quelques-uns: le droit des femmes à disposer de leur corps – qu’elles le souhaitent couvert ou non, ou en fassent leur outil de subsistance dans le cadre du travail du sexe. L’importance de reconnaître que chaque point de vue, notamment sur le racisme ou le sexisme, est «situé», c’est-à-dire forgé par un vécu propre à chacun, et n’est donc jamais universel ou neutre, même quand il domine la production culturelle. Le racisme larvé des institutions françaises, dont l’inconscient reste encore marqué par l’histoire coloniale selon elle, notamment dans le cadre des contrôles au faciès. «Le niveau de colère provoqué par la seule évocation d’un possible racisme d’Etat, probablement amplifié par le fait que l’hypothèse ait été émise par une femme noire, montre à quel point ce type de débat reste frappé d’un lourd tabou», avance-t-elle dans son livre La France, tu l’aimes ou tu la fermes? également paru en 2019.

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Pour Sébastien Chauvin, éditeur de l’ouvrage et aujourd’hui professeur associé à l’Université de Lausanne, la violence des réactions suscitées par les prises de position de Rokhaya Diallo est proportionnelle au déni: «Il n’y a qu’en France qu’on réagit avec une telle véhémence à ce qui devrait relever du bon sens. Il n’y a rien de radical là-dedans. Ce qu’elle écrit, ce qu’elle défend à la télé, ce n’est souvent pas très éloigné de ce qu’un Bernie Sanders ou même un Joe Biden pourrait dire.»

C’est bien ce qu’on lui reproche. Ceux qui la présentent comme une activiste «radicale», musulmane «sulfureuse», féministe «agressive», une machine à clashs et à clics comme le web en produit à la chaîne, voient en elle l’importatrice de débats américains liés aux politiques identitaires. Une représentante du mouvement Black Lives Matter qui a pris de l’épaisseur en France suite à l’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis, et une ambassadrice des excès de la «génération #MeToo», non sans danger pour la société française. Ils se font toutefois plus rares aujourd’hui. Qui a changé? Rokhaya Diallo, ou l’époque?

Transfuge de classe

Il fait froid dans cette loge low cost que tout le monde se partage chez BFM. Les cintres en plastique côtoient les fauteuils de maquillage en cuir élimés – les grands moyens de la télé, c’était «le monde d’avant». Elle scanne les tenues du styliste mobilisé pour les photos: blouse de satin noir: non, chemise blanche: non, combinaison en jean APC: oui. Pour l’occasion, Ibrahim, son «manager image» et elle ont choisi de s’entourer d’artistes brillants, jeunes, noirs, engagés «pour une société diverse, qui va dans le bon sens». Leur seule présence, en sweat-shirt «La Haine – Jusqu’ici tout va bien» et streetwear XXL, tranche avec l’ambiance «costard-gris-cravate-bleue-fond-de-teint-beige» de la chaîne. Choix éminemment politique, bien sûr: les projecteurs braqués sur elle, qui prend si bien la lumière, les éclairent, eux aussi, par ricochet. «Pour les prochains shootings, il faut de la couleur, OK? Les vêtements ternes, ça ne lui va pas», glisse «Ibra» au styliste pendant que la chroniqueuse se change sans faire de manières dans la pièce d’à côté.

«Manager image.» Le métier en dit long sur l’évolution de la carrière de Rokhaya Diallo. «En fait, j’ai plusieurs managers», explique cette dernière entre deux portes. «J’ai travaillé un temps avec une agente française basée aux Etats-Unis qui m’a appris, entre autres, à mieux valoriser mes prestations. Mais en ce moment j’ai des activités tellement différentes les unes des autres qu’il est plus simple d’avoir un manager pour chaque domaine d’activité: conférences, édition, plateau télé, documentaire, marques qui me proposent de porter leurs vêtements… Chaque domaine requiert des compétences spécifiques.»

«Ne reste pas à ta place»

Sous les néons blancs, quelqu’un annonce: «On a lancé la pub, c’est bon pour le plateau.» Dernier coup d’œil à ses notes. Une fraction de seconde, le nez dans son cahier, transparaît l’écolière déterminée, studieuse et réservée qu’elle affirme avoir toujours été.

Rokhaya Diallo confronte la France à ses paradoxes

Dans Ne reste pas à ta place, mi-biographie, mi-impératif à croire en ses ambitions pour tenter d’infléchir le poids des déterminismes sociaux, elle se décrit comme une transfuge de classe. «Rien ne me destinait à la vie que je mène aujourd’hui», affirme-t-elle. Socialement, c’est indéniable. Mais les qualités personnelles requises pour vivre sereinement une telle exposition médiatique étaient là, affirme son frère Bachir, de trois ans son cadet: la timidité n’enlève rien au lead naturel, au calme, au désir de faire valoir ses arguments qui a valu bien des yeux au ciel à sa mère, quand elle était enfant.

Née à Paris, Rokhaya Diallo a grandi dans le XIXe arrondissement avant que ses parents, une professeure de couture et un mécanicien sénégalais arrivés sans illusions en France dans les années 1970, ne s’installent en banlieue parisienne, en Seine-Saint-Denis. A la maison, ses parents parlent wolof entre eux (la langue la plus parlée au Sénégal) et français avec les enfants. Sa mère chante Edith Piaf, vénère Anne Sinclair et Dalida, «si élégante». La télévision est un totem, presque un membre de la famille, et personne ne rate un épisode de Dallas ni un débat politique.

«Mon père était encarté au PS, je me souviens qu’il nous avait emmenés à un meeting de Lionel Jospin. C’était une figure dans la communauté sénégalaise, toujours en train de recevoir des gens à la maison pour l’ataya, la cérémonie du thé vert… et un prétexte pour papoter. Ma mère était à la tête des opérations du foyer, aidait à l’alphabétisation dans une association de femmes migrantes et vendait des vêtements qu’elle confectionnait. Elle était très à cheval sur l’apparence: il fallait être impeccable. Encore aujourd’hui, il lui arrive de m’envoyer un SMS quand je suis en direct sur un plateau pour me dire: «Remonte ton col, il est de travers.»

La religion musulmane telle que pratiquée par sa famille élargie, certaines cousines voilées, d’autres pas, est ouverte sur le monde, vectrice de valeurs de respect et de tolérance. Elle-même ne s’y intéresse qu’adolescente, de loin. «Mes parents nous avaient inscrits mon frère et moi aux cours d’arabe de la mosquée de Stalingrad à Paris. On y allait à reculons parce qu’on ratait les dessins animés.»

«La machine avalé»

Elle découvre le racisme d’abord en creux, à la télé: tout le monde est blanc et personne ne lui ressemble. Ou presque. Le souvenir de La machine avalé, un improbable clip du Club Dorothée dans lequel trois hommes noirs s’agitent à côté de la blonde chanteuse l’exaspère encore. «A l’époque j’étais énervée contre ces Noirs-là, je les insultais même, sans penser au fait que c’était tout le Club Dorothée qui laissait libre cours à ces clichés colonialistes. Il a fallu attendre les séries américaines pour qu’on voie des Noirs intéressants sur petit écran, avec Le Prince de Bel Air.»

Dans la vraie vie, les épreuves racistes restent rares dans son quartier. A Paris, une amie relève l’accent de sa mère; des écoliers pointent du doigt la «robe» de son père revenant de la mosquée; dans les vestiaires de la piscine, on s’étonne des amulettes que des aïeux sénégalais lui enjoignent de porter à la taille pour assurer sa protection. «Je savais que c’était une preuve d’ignorance de leur part, mais ça ne m’empêchait pas d’y repenser en rentrant.» Comme bien des enfants discrets, à l’école, elle est harcelée pendant des semaines par un groupe sans qu’elle comprenne, encore aujourd’hui, si la motivation était sexiste, raciste, ou gratuite. Elle en parle à ses parents mais refuse leur intervention, et passe à autre chose.

L’adolescente qu’elle devient n’est ni populaire ni extravertie – les histoires d’amour l’intéressent dans les livres, mais ses camarades de classe beaucoup moins. Elle est fan de mangas et s’imagine créer dans son coin des dessins animés («Ah, Les Chevaliers du zodiaque!» – soupir nostalgique). Elle rêve du Japon et de ses mangakas, les auteurs adulés de la bande dessinée. Germe l’idée de voir autre chose que le Sénégal, où elle passe régulièrement ses vacances d’été en famille à manger les cacahuètes du marché et à attendre que le temps passe. Bingo: la mairie communiste de sa banlieue offre à certains élèves des voyages à prix réduits qui l’emmènent en Italie, au Canada, aux Etats-Unis. Puis lui offre une bourse d’études en contrepartie d’une implication dans la vie culturelle de la ville sur le thème de son choix. Elle commence à s’intéresser aux auteurs africains, et se plonge dans les combats post-coloniaux: ce sera son sujet. «J’ai réalisé que tout un pan de l’histoire de la littérature et du cinéma m’avait échappé.»

Y’a bon Awards

Peu de temps après, en 2005, les banlieues de plusieurs grandes villes de France, dont la sienne, s’embrasent. Celles-là mêmes que Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, entend «nettoyer au karcher». «Je ressentais une immense colère, un grand mépris de la classe politique. Le discours sécuritaire était encensé par la presse, le tout témoignant d’une grande méconnaissance du sujet. Avec quelques amis, on a décidé de créer une association, Les Indivisibles, qui ferait une sorte de veille du racisme banalisé – pas celui, gras et vulgaire, des lepénistes, non, celui, plus insidieux, qui diffuse les préjugés et qu’on laisse passer.»

Alexandra Henry, cofondatrice avec Rokhaya Diallo des Indivisibles, se souvient du leitmotiv: faire passer le message par l’humour, même noir. «On se marrait énormément, avec un petit groupe d’amis. C’est comme ça qu’on a conçu les Y’a bon Awards, des prix qui récompensent les pires commentaires racistes des détenteurs de la parole médiatique en France.» Le premier du genre.

Qu’on la juge brillante ou douteuse, l’initiative gagne en visibilité. Et Rokhaya Diallo aussi. En 2009, Canal+ la repère et lui propose une chronique, qu’elle accepte sans savoir combien de temps elle durera. Le lendemain de la première, elle reçoit un mail sur son adresse professionnelle: «C’est la première fois que je vois une jeune femme foncée avec les cheveux crépus et un nom africain parler de choses sérieuses à la télévision française.» La responsabilité qui lui incombe désormais ne peut plus lui échapper. Elle l’embrasse.

Le buzz rattrape les organisateurs des Y’a bon Awards quand la journaliste Caroline Fourest, «récompensée» d’une peau de banane par l’association, menace de porter plainte en 2012. Méritait-elle ou non ce prix pour ses propos dénonçant «les associations qui demandent des gymnases pour organiser des tournois de basket réservés aux femmes, voilées, pour en plus lever des fonds pour le Hamas»? La polémique enfle, les remous commencent.

Un pas de côté

Des erreurs, elle en a commis ces dix dernières années, et les admet volontiers. Avoir cosigné avec une vingtaine de personnes, en 2011, un texte critique envers le soutien inconditionnel de la classe politique à Charlie Hebdo en fait partie. De là à se voir accusée, cinq ans plus tard, d’être elle-même «coupable» du terrible attentat de 2015 qui la laissera sans voix, il n’y a qu’un pas, que n’hésitent pas à franchir certains polémistes du paysage audiovisuel français de l’époque. S’ensuit un déchaînement de suspicion et de violence à son encontre. Celle qui affirme dans ses livres qu’elle «ne livre jamais ses émotions à ses adversaires» vacille sous le choc. Elle part aux Etats-Unis un moment pour «faire un pas de côté».

Elle a beau revenir plus forte, plus audible, la caricature lui colle à la peau. Son discours intersectionnel, selon lequel certains individus se trouvent à la croisée de plusieurs discriminations – par exemple sexistes et racistes quand on est une femme noire – épouvante une frange d’intellectuels français prompts à défendre «l’universalisme de la République» (pour lequel le concept sociologique de «race» est un non-sens) ou «la séduction à la française». Elle affirme que les statistiques ethniques en vigueur dans plusieurs pays anglo-saxons pourraient aider à combattre le racisme? On l’accuse d’être manipulée par les Etats-Unis, après qu’elle a été amenée à rencontrer Barack Obama dans le cadre d’un voyage mettant en avant de jeunes leaders. Sans surprise dans le contexte ultra-tendu post-attentat, l’objet des désaccords les plus virulents reste l’islamophobie, qu’elle dénonce systématiquement, faisant pour certains «le jeu de l’islamisme».

Nombreux sont ceux qui assimilent publiquement son nom à celui de la frange dure des Indigènes de la République, «un entre-soi intégriste de dangereux islamo-gauchistes». Pendant que toutes ces voix s’élèvent en son nom, «souvent sans me lire ni m’écouter», lance-t-elle au passage, Rokhaya Diallo avance avec l’assurance de ceux qui n’ont jamais douté de leur légitimité.

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«Pertinente» aux Etats-Unis

Outre-Atlantique, on lui prête une oreille attentive. Peut-être parce que son histoire de self-made woman force l’admiration et balance du rêve américain. Chargée des chroniques internationales pour le Washington Post, Mili Mitra affirme que lui offrir une tribune mensuelle a été une évidence pour le quotidien: «Pendant des années, Rokhaya Diallo a été une des personnalités les plus influentes dans le débat public, et son travail a mis en lumière des problématiques qui n’avaient pas reçu l’attention qu’elles méritent. Le contexte et la perspective qu’apporte sa voix sur les sujets liés à la race et au racisme sont des atouts puissants en ce moment.»

Dans un monde où il est devenu si simple d’«unfollower» ses contradicteurs, elle a su trouver sa place en débattant sans condescendance, avec intransigeance. «Elle n’a peur de personne, estime son confrère David Pujadas entre deux pistes de ski à Verbier. Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’elle dit, loin de là, poursuit le présentateur star – par exemple je trouve qu’elle prend trop de précautions sur l’islamisme – mais ses positions sont très largement caricaturées. Elle ne joue jamais sur l’émotion, elle lit, se documente énormément. On ne peut pas lui enlever le fait que c’est une bosseuse et qu’au fil des années, elle est devenue une vraie chroniqueuse.» Fun fact: Rokhaya Diallo connecte les faits mais aussi les gens. «C’est elle qui m’a recommandé la personne qui est devenue mon assistante, par exemple, précise David Pujadas. Elle est très généreuse.»

Le fait qu’elle écorne l’universalisme à la française peut être une chance pour le débat, dont l’intérêt dépend de la diversité des voix. «Qu’on soit clair: je n’aime pas du tout ses idées, mais j’ai du respect pour son courage», concède la journaliste et essayiste Elisabeth Lévy, directrice de la rédaction du magazine Causeur, diamétralement opposée politiquement et familière des joutes verbales avec Rokhaya Diallo dans l’émission On refait le monde sur RTL: «Toutes ces conneries intersectionnelles ou je sais pas quoi, je n’y crois pas, l’accusation de racisme d’Etat est une honteuse diffamation. Les nouveaux antiracistes ne voient que la race. Pour s’endormir, ils comptent les femmes et les Noirs, c’est contraire à notre universalisme et ça aggrave les fractures françaises. Mais elle a un côté «seule contre tous» que j’aime bien. On peut s’engueuler et aller boire un coup ensemble. Enfin, quand les cafés rouvriront.»

La parole aux victimes

«On y va.» Dans la loge de BFM TV, le professionnel qui peaufine son teint chocolat lâche ses pinceaux. Elle se lève et s’installe en face du rédacteur en chef du journal d’extrême droite Valeurs actuelles, Geoffroy Lejeune, du Dr Hélène Rossinot et du journaliste Laurent Neumann. Selon le format de l’émission, elle a «90 secondes» pour faire valoir une thèse, débattue ensuite une dizaine de minutes. «Diallo: #SciencesPorcs, ce n’est qu’un début» apparaît sous son visage, en capitales blanches.

Elle déroule son argumentaire, s’appuie sur des chiffres – toujours. «Il existe un problème systémique, qui est la culture du viol, c’est-à-dire une série d’attitudes qui justifient les violences sexistes. Il est temps de mettre la parole des victimes au centre et de la prendre en considération.» On lui oppose: «Pas tout le monde, pas tous les hommes», elle réexplique la définition du concept sociologique de «culture du viol». Cinq minutes plus tard, next. Elle donnera son avis sur la thèse de son confrère Geoffroy Lejeune sur «le vrai visage de l’islamisation» quelques mois après la décapitation du professeur Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine.

Clap de fin. Devant son taxi qui la ramène, elle hésite. Ira-t-elle ou non chez Cyril Hanouna demain? L’annonce de son casting pour Touche pas à mon poste en 2017 avait fait lever quelques sourcils. De son côté, aucun regret: l’émission, elle l’a toujours regardée, et respecte un public populaire auquel elle s’identifie. «Certains me verraient mieux aux côtés de l’équipe de Quotidien, mais en réalité Cyril Hanouna comprend mieux ce que je suis, d’où je viens, que bien d’autres.» Nommée aujourd’hui Balance ton post, l’émission est néanmoins «la plus imprévisible de la terre». «Ils ont invité Mélenchon. Même si je ne suis pas hyper-fan de la personne, je suis assez proche de ses positions politiques, donc qu’est-ce que j’aurais à dire?… Je pense plutôt faire l’after de l’émission sur les SDF en temps de pandémie.» Elle y retrouvera d’ailleurs son confrère de Valeurs actuelles.

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«Reset» annuel

Ce soir, son conjoint l’attend, pas d’enfants, elle n’en a jamais voulu. Ses proches sont-ils fiers de cette vie «à laquelle rien ne la prédisposait»? «En réalité, ils ne regardent pas la télé, personne n’est sur Twitter… ils s’en fichent. De temps en temps, un ami m’écrit pour me dire qu’il a entendu un truc. Mais pour eux, je suis au boulot. Mes problèmes de travail ne valent ni plus ni moins que ceux de mon conjoint, qui est dans l’éducation.» Sa solidité tient en partie à ce schisme privé-professionnel, à l’heure du shitstorm à bout de smartphone.

Elle a quitté la Seine-Saint-Denis pour l’Est parisien, tout près de là où elle a passé ses premières années. Dans son appartement, aucun journaliste ni photographe ne monte, c’est son espace, une bulle de silence. Une fois par an, elle retrouve un ou deux proches pour une semaine de jeûne au bouillon sans sel: le «reset» annuel. Son quartier s’est «boboïsé», a bien changé. Et elle? Pour Alexandra Henry, qui l’a connue il y a vingt ans quand elles militaient toutes les deux dans des associations altermondialistes, «c’est toujours la même personne. Bien sûr, elle n’évolue pas dans les mêmes cercles que nous, mais c’est normal. Tout ce qui importe, c’est qu’elle donne de la visibilité à ses convictions. Elle fait avancer le débat.»

Devant les locaux, un journaliste de BFM TV qui s’étonnait du shooting photo en cours quelques heures plus tôt ironise devant un autre: «T’es pas au courant? Sur Rokhaya, il y a une série Netflix en préparation.» Elle sourit en fermant son gros manteau à poils longs. Rira bien qui rira la dernière.


Jeudi 11 mars, à 20:00, dans le cadre du FIFDH (Festival du film et forum international sur les droits humains), Rokhaya Diallo est la modératrice d'une rencontre en ligne avec Patrisse Cullors, artiste, politologue et co-fondatrice du mouvement des Black Lives Matter Global Network intitulée: «Quel avenir pour le mouvement Black Lives Matter»?

Rokhaya Diallo, «Ne reste pas à ta place», Ed. Marabout, 2019.

«La France, tu l’aimes ou tu la fermes?», Ed. Textuel, 2019.


Une femme française

Périodiquement, la France médiatique – ce pays imaginaire qui s’étend de BFM TV à Twitter en passant par Le Monde et la matinale de France Inter – se met à convulser sous l’effet d’un mot, d’une idée, d’une déclaration politique. A l’heure où ce magazine part sous presse, le mot qui secoue l’Hexagone, c’est «islamo-gauchisme».

Or, nous publions le portrait de Rokhaya Diallo. Pourquoi elle? Parce que cette femme incarne comme personne la prise de parole féministe et antiraciste qui émeut, depuis quelques années, nos sociétés occidentales. Et aussi parce qu’elle est une personnalité publique d’un genre nouveau – appelons-les «éditorialistes hors sol», ou «polémistes multimédias» – une espèce d’emploi à la croisée de l’autoentrepreneuriat et du marketing de soi, qu’à Paris du moins on peut exercer à temps plein.

Rokhaya Diallo n’est salariée d’aucun média, pourtant elle s’exprime dans tous. Elle s’est fait connaître pour ses engagements militants, avant d’être journaliste, un métier qu’elle exerce librement, dans tous les formats – podcast, documentaire, essai, BD. Sans ancrage propre dans la recherche académique, elle y puise néanmoins la légitimité de toute position qu’elle défend.

Rokhaya Diallo est-elle une figure de proue de «l’islamo-gauchisme»? Répondre à la question nécessiterait de définir «islamo-gauchisme» – un exercice auquel la France s’attelle, non sans douleurs et contorsions, néanmoins sans succès, depuis plusieurs semaines déjà. Alors en attendant que désenfle cette énième manifestation de la crise sociale et politique qui traverse notre grand voisin, on pourra toujours lire ici le portrait sensible d’une figure de notre époque, et de son pays: Rokhaya Diallo, une femme française.

Rinny Gremaud

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