Lettre ouverte à mes compatriotes musulmans
Mes chers compatriotes,
Pour des raisons d’honnêteté intellectuelle, je réfléchissais déjà à l’élaboration de cet appel au moment même où je rédigeais la Lettre ouverte à mes compatriotes non-musulmans parue sur oumma.com[1].
Mes chers compatriotes,
C’est en tant que Français musulman que je vous parle, exprimant la totalité de mon Moi sans reniement d’aucune des parcelles qui façonnent, je crois, mon identité, et ce, sans doute pour toujours.
Mes chers compatriotes,
C’est du rôle des musulmans dans ce pays, la France, et de celui qui façonnera notre avenir commun avec nos compatriotes non-musulmans, que je souhaite ici m’entretenir avec vous. Car j’entraperçois notre avenir commun et j’ai peur de l’horrible tournure qu’il peut prendre.
Nous sommes installés durablement en France, un pays non-musulman
Mes chers compatriotes,
L’une des tournures les plus inattendues de l’Histoire autorisa l’installation de la plupart de nos parents dans l’Hexagone, anciennement « Fille aînée de l’Église ». Appelés par notre patrie pour qu’ils participent de sa Reconstruction après les affres de la Seconde guerre mondiale, mais aussi de son développement économique lors des Trente Glorieuses et durant les périodes suivantes, ils surent saisir cette occasion unique de s’extraire des difficultés sociales de leurs pays d’origine.
Parce qu’ils possédaient des rudiments ou une bonne maîtrise de la langue de Molière, ce qui est une conséquence directe de la colonisation (qui s’est tout de même majoritairement manifestée par une intrusion inégalitaire et injuste des puissances occidentales dans les pays de nos aïeux), nos parents ont pu s’insérer pacifiquement dans le tableau sociologique complexe de la France grâce à leur dur labeur et à leur faculté de résistance hors du commun.
Du fait de l’existence du droit du sol, une des spécificités françaises qui fait honneur à notre pays, nous possédons quasiment tous la nationalité de notre patrie de naissance.
Grâce à l’éducation pour tous, inscrite dans le marbre du droit français, nous avons pu bénéficier d’une instruction gratuite et obligatoire. Nous nous sommes vus inculqués, avec plus ou moins de force selon les lieux et les personnes, la faculté de penser par nous-mêmes, ainsi que les valeurs profondément humaines de respect, de tolérance, de laïcité, de liberté, d’égalité et de fraternité. Cela est aussi le cas de nos enfants.
Notre pays, la France, nous a offert, et nous offre encore, indéniablement, une chance de réussite dans le pays de l’égalité des chances.
Et pourtant !
Des difficultés d’intégration sociale majeures
Mes chers compatriotes,
D’où viennent ces obstacles disséminés sur nos routes ? Ne sommes-nous pas tous de la même patrie, la France, ce pays du mérite ?
Comment se fait-il que nous sommes de loin la communauté française qui s’en sort le moins bien sur le plan de l’insertion et de l’intégration sociales ? Les musulmans, ou les personnes prétendues comme telles, ne cherchent-ils pas à vivre, dans leur grande majorité, avant tout, et comme toutes les autres composantes de la société, dans le respect des lois de la République et dans la recherche d’une stabilité économique ?
Or, nous avons vécu et grandi pour la plupart dans ces quartiers défavorisés que l’on a appelés banlieues, ZUP, ou zones de non-droit…
De plus, dès le commencement de notre formation, l’égalité officielle se muait en inégalité de fait puisque les professeurs les moins expérimentés étaient envoyés dans nos écoles pour nous distiller, certes avec le plus grand courage pour leur grande majorité, les programmes de leur matière.
De même, beaucoup d’entre nous affrontaient l’échec scolaire et la sortie du circuit de l’éducation par la plus petite des portes, c’est-à-dire sans diplômes et avec aucune qualification requise pour se mouvoir aisément dans le dur marché du travail.
Ajouté à cela, le développement plus fort qu’ailleurs d’un même phénomène qui gangrène depuis tant d’années la France de l’intérieur, le chômage croissant et persistant.
Les services de l’État semblaient se défiler de plus en plus en quittant les territoires dans lesquels nous avions « élu » domicile.
De fait, une mixité sociale quasi-inexistante à cause de la non-prévoyance de l’action des pouvoirs publics, un sentiment plus ou moins diffus de non-appartenance à la nation qui nous a vus pourtant surgir au monde, et la liaison fantasmée, mais ô combien salvatrice sur le plan psychologique, avec nos pays d’origine, entretenue par nos parents organisant les vacances au « bled » et favorisant le développement des paraboles, ont été, pour la plupart d’entre nous, le seul horizon culturel. Tout cela dans une déliquescence relative des possibilités économiques offertes par la vie de quartier.
Les conséquences néfastes de cette inégalité sociale
Mes chers compatriotes,
Nos quartiers ont été le lieu privilégié des trafics en tout genre. Plaque tournante du commerce illicite du shit, des menus larcins et du développement des incivilités, la délinquance visible s’y est développée plus qu’ailleurs.
Le phénomène des bandes a été dans beaucoup d’endroits le lien sociologique le plus fort pour les jeunes.
Beaucoup d’entre nous, mais non la majorité, connurent la prison. Certains parmi eux développant une acuité certaine dans la connaissance des étapes de la procédure judiciaire (garde-à-vue, préventive, mise en examen, acquittement, avocat, interrogatoire, permission, conditionnelle…)
Certains autres, plus rarement, ont continué leur développement dans le crime et les trafics plus importants encore (braquage de banque, importation de grosses quantités de shit…). Pour les plus « chevronnés » encore, l’entrée dans le grand banditisme fut l’étape ultime.
Bien que tous ces échecs fussent l’apanage d’une minorité et non l’exclusivité de musulmans ou de prétendus comme tels, puisque la majorité des enfants issus des quartiers populaires se sont exclus de la logique infernale de la répétition de ces méfaits, ils contribuèrent, et contribuent encore puisqu’ils sont d’actualité, au développement d’une image néfaste développée à l’encontre des gens de notre religion.
Les fantasmes sur la peur de l’islam
Mes chers compatriotes,
Oh ! N’allez pas croire que j’oublie les développements récents de ce sentiment de peur de l’islam qui se fait jour dans les têtes de beaucoup parmi nos compatriotes non-musulmans. Et que je mets de côté le nombre grandissant des actes d’islamophobie, résultat, entre autres, d’une ambiance entretenue par nos politiques depuis un certain nombre d’années sans doute pour des visées électoralistes.
Le « problème » du voile à l’école fut la première pierre de la construction de cette césure étendue dans le pays à propos de notre religion.
Ceux du halal, de la polygamie, de l’excision, du communautarisme, du sacrifice du mouton, de la circonsition, aujourd’hui de l’intégration, sont sciemment ou avec sincérité rappelés par certains de nos compatriotes encouragés par les médias.
Absence de recul majeure, les conflits sanglants qui se sont déroulé ou ont encore lieu dans beaucoup de pays musulmans du monde servent de prétexte à beaucoup pour s’empêcher de ne pas croire que nous sommes potentiellement tous enclins à un genre de relation sociale basé exclusivement sur la violence.
Enfin, plus grave encore, des minorités se réclamant de l’islam ont agi par des actes terroristes visant des civils, dans notre pays comme dans d’autres. Des dizaines d’attentats ont eu lieu tous les ans depuis le plus épouvantable d’entre tous, celui du 11 septembre 2001 à New York, à Washington, et dans la campagne américaine.
Un avenir français
Mes chers compatriotes,
L’acceptation par nos compatriotes de notre présence et de nos droits sur le sol de notre patrie passe par le chemin de la reconnaissance en nous-mêmes de notre rôle historique.
Si nous souhaitons inverser la tendance d’exclusion sociale, ne devons-nous pas nous investir dans les luttes démocratiques pour le mieux de notre société ? Le travail associatif, la participation aux combats politiques pacifiques, grâce à l’intérêt que nous déploierons pour les affaires publiques qui régissent la vie de notre pays (et pas seulement sur ce qui regarde la place des musulmans dans l’édifice national), sont les occasions qui s’offrent à nous pour nous développer sereinement.
Et la peur de l’islam, me demanderiez-vous ? N’est-ce pas par le développement d’un véritable islam de France qu’elle sera annihilée, vous questionnerais-je ? Celui-ci doit comprendre plusieurs choses s’il veut réellement se faire accepter comme tel par nos compatriotes.
La première tient en l’Histoire de France. Celle-ci a été composée par le développement de ce qui fut appelé le gallicanisme, une spécificité de la religion catholique française qui n’hésitait pas à promouvoir une organisation autonome de l’Église de France, par rapport au Vatican et à son pape qui visait la toute-puissance au sein des nations chrétiennes. Les pays d’origine doivent donc être écartés des luttes de pouvoir au sein des institutions musulmanes de France. Il est opportun de s’inspirer de cette doctrine politico-religieuse au sein du CFCM. Ainsi, c’est comme cela que celui-ci fera place dans ses organes et bureaux à des musulmans nés en France, qui représenteront les composantes réelles de la communauté et qui tenteront de répondre aux vrais problèmes que rencontre la société tout entière.
La deuxième a trait à la sortie de la vie entre-soi. Les musulmans ont parfois cette particularité de ne se sentir à l’aise qu’avec leurs coreligionnaires. Or, nous devons chercher à connaître l’autre. Dieu ne dit-Il pas qu’Il a crée les différents peuples afin qu’ils s’entre-connaissent[2] ? Notre Créateur étant Souverain dans la portée interprétative qu’Il a mise dans la Parole coranique, et sachant déjà au moment de leurs révélations que nos situations complexes actuelles allaient exister, cela ne signifie-t-il pas qu’il faille interpréter ce verset dans un sens de rapprochement avec les personnes d’autres religions, et qui sont en plus nos compatriotes ? Les voisins, les collègues de travail, les amis de nos amis, s’ils sont non-musulmans, gagnent à être connus. Il faut donc s’ouvrir aux autres, par des repas communs, des sorties, des débats ouverts, des entraides mutuelles. Ce n’est que comme cela que nous saurons créer une nation tolérante. Ce n’est qu’ainsi que nous développerons un attachement sincère à notre patrie commune, lieu où Dieu nous a fait naître.
La troisième concerne les conflits qui parsèment le monde musulman. Nous avons le droit de ne pas souhaiter que la France intervienne militairement au Mali, en Libye, en Afghanistan ou ailleurs. Et de le faire savoir pacifiquement. Mais encore faut-il reconnaître que ces décisions sont le résultat d’une application stricte de la constitution, la même qui régit nos vies dans le principe de la liberté. Cependant, nous devons comprendre que les guerres qui ont lieu dans le monde musulman sont d’abord liées, dans leur éclosion, au fait qu’elles font partie du monde du Sud, de ce que l’on appelait le Tiers-Monde, c’est-à-dire d’un endroit de la Terre qui est majoritairement défavorisé sur le plan du développement économique et de la division internationale du travail. D’autant plus que la colonisation, en désorganisant les structures de ces sociétés et en permettant, lors des indépendances, de nouvelles logiques frontalières non respectueuses de l’Histoire, ont été le germe à des conflits ultérieurs, surtout en Afrique. Les guerres qui ensanglantent le monde musulman n’ont rien à voir avec une prétendue essence de l’islam qui les favoriserait. Elles sont des phénomènes participant de l’évolution de ce que Francis Fukuyama appelait le monde historique, celui qui tranche avec les pays riches et démocratiques dans lesquels nous vivons et qui sont « sortis de l’Histoire »[3].
Ce qui nous amène à la quatrième idée que nous devons absolument intégrer dans nos logiques de pensée. La France fait partie, comme l’Occident, d’un monde unique, celui de la démocratie libérale. Force est de constater que c’est parce que nous vivons dans un tel monde que nous pouvons développer notre pratique du culte librement et que nous avons le loisir de penser nos principes éthiques et, en conséquence, notre action politique pacifique. Or, cette liberté, il importe de la chérir, pas seulement pour nos coreligionnaires. Le développement des droits inaliénables dont nous profitons tous, au-delà des problèmes liés à la peur de l’islam dont il convient d’inverser la tendance par des actions démocratiques, sont un moment unique dans l’Histoire, comme la Mission prophétique d’ailleurs dans un autre contexte et d’une valeur inégalée pour nous, adeptes de l’islam. Ils ont été développés en Occident, mais ils n’appartiennent pas uniquement aux Occidentaux. Ils sont universels. N’est-il donc pas temps, par une sagesse temporalisée à notre époque, de s’opposer à l’application des châtiments ou peines d’apostasie dans certaines parties du monde musulman ? Plus globalement, par un développement du moratoire de Tariq Ramadan, ne serait-il pas sage d’appeler à un arrêt total et immédiat de tout châtiment corporel en application de la sharia ? Ceci est notre réalité que de devoir se confronter à cela dans notre monde globalisé. Ce qui n’est pas facile mais est de l’ordre d’une Mission terrestre que Dieu nous a donnée puisque rien n’est dû au hasard. Ne devons-nous donc pas la remplir ?
Enfin, cinquième action à entreprendre, il est important de toujours affirmer que nous ne cautionnons absolument pas les actes terroristes visant les civils. Lors des guerres que le prophète (pbsl) dut mener parce que Dieu le lui ordonna pour préserver sa Mission qui changea la face du monde et qui fait que nous sommes musulmans, il insista toujours pour que les civils, les femmes, les enfants, et même les arbres, ne soient pas sciemment atteints par les actes de violence. Il s’agit là de la première apparition dans l’Histoire de principes humains régissant la guerre[4]. Or, les attentats terroristes djihadistes sont incontestablement des actions qui portent atteinte à des civils, quels que soient les contextes dans lesquels ils apparaissent. Notre prophète, celui que nous considérons être le meilleur des hommes, a interdit à tout musulman d’utiliser ce genre de procédés. Nous devons donc nous élever contre cela. Et rajouter, sans faire injure à nos compatriotes, que nous sommes contre tous les bombardements de civils que des pays comme les États-Unis et Israël développent massivement lors de leurs guerres contre des pays musulmans ou prétendument comme tels (Afghanistan, Irak, Liban, Palestine).
Conclusion : nous sommes des musulmans de France
Mes chers compatriotes,
Je suis sûr que vous vous sentez en majorité attachés à votre pays, la France. Je l’ai vu récemment dans le soutien que vous avez exprimé en faveur de l’Équipe de France avant son match héroïque face à l’Ukraine, puis une fois la victoire consommée. Je le remarque dans votre volonté de vous en sortir légalement par le travail et de fonder une famille dans la dignité. Je le sens dans votre inclinaison à jouir de votre liberté dans le rire à outrance, une des pratiques que vous affectionnez le plus, sans doute pour oublier les dures épreuves de la vie, et l’obligatoire sentiment de déracinement que vous ressentez et qui est né du fait que vous êtes les premières générations de musulmans de France, vivant par ailleurs un attachement légitime au pays d’origine, celui de vos parents.
Mes chers compatriotes,
Je vous appelle à insister sur votre appartenance incontestable à la nation française. Attachez-vous y ! Développez pour elle un amour sincère ! Participez de son développement selon votre propre éthique que vous vous construirez librement ! Soyez des démocrates ! Soyez fiers d’être Français !
Mes chers compatriotes,
Prenez conscience que vous êtes des musulmans de France. Que vous devez remplir un rôle historique, celui de construire un islam de France. Intéressez-vous-y ! Car votre religion est et sera une composante majeure de l’identité française.
Mes chers compatriotes,
Œuvrez pour la paix ! Ce n’est que comme cela que vous empêcherez qu’un passé, pas si lointain que cela pour l’Europe, ne se représente à nous à l’avenir, ne serait-ce que par le simple petit bout de son nez.
Notes
[1] Lettre ouverte à mes compatriotes non-musulmans, oumma.com, le 31. octobre 2013.
[2] « Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous », Coran, s. 49, v. 13
[3] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le Dernier homme, 1992
[4] Mohammed Talbi et Gwendoline Jarczyck, Penseur libre en islam, 2002, p. 294